Ce matin quand il se tira péniblement du semblant de chiffon qui lui servait de matelas posé à même le sol de la baraque en tôle qui lui tenait d’abri, lui, ses deux jeunes frère et sœur et leur maman, il avait encore les courbatures de la veille et l’indicible goût amer qui lui hantait la bouche. Il détourna machinalement ses yeux des membres de sa petite famille blottis les uns contre les autres pour échapper au froid. Ils occupaient, transis, la petite natte rafistolée du coin le moins exposé au vent qui secouait la baraque.
Il se leva comme d’habitude au premier appel du muezzin. L’aube pointait déjà et il se prit à maudire sa misérable condition et cette pensée qui le tînt éveillé bien tard dans la nuit. Le petit bras chétif qui dépassait de la couverture en peau qui recouvrait sa petite famille attira cependant son attention … Il le prît doucement le ramena sous la couverture et sentit, tout-à-coup, une révolte sourde lui monter à la gorge. Comment-peut-il supporter cette misère des siens ? Comment, durant toute sa nuit blanche, il avait ressassé ce que lui avait dit son petit frère : « Grand frère, j’ai faim, je veux quelque chose à manger … Je n’ai mangé qu’un peu de pain depuis ce matin et tu es partis longtemps et tu ne nous a rien rapporté.. ».
Il lui avait promis de ressortir pour aller chercher de la pitance. Mais les larmes qui montaient aux yeux du petit frère ne lui échappèrent pas. Il savait, en effet, qu’il ressortait toujours pour revenir bredouille quand il s’était endormi.
Ce soir-là, il était ressorti mais il avait pris le chemin de la mosquée. C’était pour lui, dans l’indigence, un refuge où, le ventre vide, il se prenait à méditer et à implorer les bienfaits de Dieu.
Ce soir là, il y rencontra un nouveau venu, un nouveau personnage qu’il ne connaissait pas parmi les habitués de la mosquée. Il salua en entrant dans la mosquée, comme cela se devait, les présents puis il s’assit dans un coin et attendit que l’Imam arrive pour commencer la prière du crépuscule.
Son apparence, comme celle de tous les habitués de la mosquée de ce quartier très pauvre jeté à la périphérie de la ville, faisait bien voir sa condition. Des habits râpés et des sandales mille fois rafistolées.
Il sentît que quelqu’un le regardait, il se retourna et vît le nouveau venu qui le fixait intensément et qui l’invitait à venir le rejoindre sur le large tapis de prière qu’il avait déployé. Il le rejoignit non sans quelques appréhensions. Les nouveaux arrivants étaient rares, comme l’était d’ailleurs toute chose dans cette mosquée. Aussi loin qu’il se souvienne, l’objet le plus récent fut le calendrier de jeun du mois de ramadan de l’an 1420 de l’hégire qui fut gracieusement envoyé par le ministère des affaires islamiques et qui aujourd’hui jauni pendouillait au mur en défiant, comme les larges plaques de peintures décollées, l’attraction universelle.
Il salua l’individu qui l’invitait et s’assit à côté de lui. Un silence se fît qui fut aussitôt interrompu par son hôte. « Merci de me rejoindre lui-t-il, je viens d’arriver ici et je ne connais encore personne et je vois, à ta connaissance des lieux, que tu es un habitué de cette mosquée ». Il ne comprit point en quoi il pouvait lui être utile et s’enquit de cela.
Le personnage lui tînt à peu près ce langage : « mon frère, je cherche à connaître des gens de foi qui soient solidaires pour changer cette société. Nous sommes victimes de cette société de corruption et nous devons prendre ce qui nous appartient, avec l’aide de Dieu ».
Les paroles de ce « prédicateur » inattendu résonnèrent dans ses oreilles comme un gong. Une alarme qui se déclenchait.
Comment pouvait-il expliquer cela ? C’était comme une aspiration enfouie qui vient d’être révélée par les mots de cet inconnu. Il n’était point habitué à ce genre de discours, mais plutôt à celui de la résignation où tout acte que l’on faisait subir avait sa peine dans l’au-delà. Dans ce monde, tous les fautifs seront punis par Dieu, le moment venu. Vouloir se venger par soi-même est une mécréance et expose aux pires des sanctions divines. C’est ce qu’il a toujours appris. Et pourtant, il avait bien entendu dire que la loi du talion existait en Islam … Il se piqua de curiosité et engagea le dialogue :
- Cher prédicateur « qu’est ce qui nous appartient » et qui n’appartient pas à Dieu ? Et celui qui touche à ce qui appartient à Dieu en subira les foudres dans l’au-delà. Nous humains, nous n’avons rien.
- Mon frère, tout appartient à Dieu, c’est vrai, y compris nous-mêmes. Cependant, nous en sommes les gardiens ici-bas. Et nous devons veiller à sa préservation et à sa juste répartition. Nous devons en rendre compte devant Dieu. Or que remarquons-nous ? Des mécréants en font ce qu’ils veulent alors que de vrais musulmans comme toi, sont privés de ce qui vous revient.
- Mais Dieu les punira …
- Certes, et sa punition n’aura pas son pareil, mais elle n’est pas exclusive de la punition des hommes. Dieu n’a-t-il pas dans son saint Coran établit le règles et les peines des fautifs et des criminels ?
- Certainement …
- Alors, il a donc bien laissé aux hommes, le pouvoir de rendre leur propre justice. Et donc chacun de nous doit rendre justice, car chacun de nous est un membre indéfectible du socle de la société musulmane.
- Chacun de nous doit rendre justice ? Mais c’est l’affaire de l’Etat …
- Vous voyez ce que l’Etat est devenu. Un lieu où la corruption, le vol de vos biens n’est même pas sanctionné. Cela signifie que l’Etat est impuissant et vous avec, si vous ne réagissez pas et ne prenez pas ce qui vous appartient avec l’aide de Dieu.
Si « vous ne prenez pas ce qui vous appartient avec l’aide de Dieu », cette phrase résonna encore dans son cerveau … Il ne la comprenait pas encore trop bien, mais elle était comme une réponse à quelque chose qui le taraudait depuis longtemps et qui était tapis dan son profond être de miséreux. Et tout-à-coup l’image de son petit frère au visage mouillé de larmes qui s’efforce de s’endormir tenaillé par la faim lui vînt en mémoire :
- Mais moi, dît-il, je n’ai rien. Mon père est parti subitement de chez-nous en laissant trois enfants, dont je suis, sur les bras de ma pauvre mère, qui s’est battue pour nous nourrir... Je n’ai rien.
- Mais si, mon frère, tu as tout, mais ils t’ont tout pris …
- Qui « ils » ?
- Regarde autour de toi, ils sont partout. Et tu les vois chaque jour. Mais, il ne te voient pas …
- Ils ne me voient pas ? Comment cela se fait-il ?
- Pour eux tu n’existes pas.
Il comprenait de plus en plus mal. Qu’est-ce que veut bien lui dire ce « prédicateur » ? Il allait se lever, lorsque ce dernier le retînt par la manche en lui demandant de se rasseoir.
- Dieu n’a-t-il pas dit « les vrais croyants sont ceux dont les cœurs frémissent quand on mentionne Allah. Et quand Ses versets leur sont récités, cela fait augmenter leur foi. Et ils placent leur confiance en leur Seigneur. » ?
- Certes, lui-dit-il…
- Alors j’ai bien vu dans tes yeux la lumière du vrai croyant. Tu es sensible à ce qui t’arrive, mais tu veux réagir que tu ne le peux pas.
- Comment le sais-tu ?
- Ta condition difficile montre bien que tu voudrais la changer. Et tu pourras le faire car tu es un homme pieux… Dieu n’a-t-il pas dit : « Ceux qui croient en Allah et au Jour dernier ne te demandent pas permission quand il s’agit de mener combat avec leurs biens et leurs personnes. Et Allah connaît bien les pieux. »
- Je n’ai aucun bien et ma personne est entièrement dédiée à la quête de la pitance pour ma petite famille. Et d’ailleurs que vaudrait ma personne dans ce que tu dis qu’il faut combattre et qui dépasse l’entendement ?
- Chacun peut combattre à son niveau et par ses propres moyens…
- Et si je me consacre à ce combat qui va s’occuper de ma famille ?
- Dieu y pourvoira car il n’a pas créée une créature sans lui assurer les moyens de sa pitance….
- Certes mon ami, mais pour ma famille, c’est à travers moi qu’il l’assure…
- Et si tu disparaissais qui croirais-tu pourvoira à la pitance de ta famille ?
- Je ne saurai le dire mais Dieu est omniscient. Il est le seul à connaître l’avenir.
- Chacun de nous à une mission sur terre et personne ne peut dire quand elle commence et quand elle finît… Es-tu prêt à bien la terminer ?
- Je ne comprends pas…
- Es-tu prêt à fournir à ta famille tout ce qu’elle veut en échange de ta disparition ?
- Soyez plus clair s’il vous plaît.
- Es-tu prêt à prendre ce qui t’appartient, avec l’aide de Dieu ?
- Mais je ne demande rien. Sinon de faire vivre ma famille.
- A te sacrifier pour elle ?
- Certainement.
- Nous te proposons de devenir un martyr à te sacrifier pour la bonne cause…
- Se sacrifier pour la bonne cause ?
- Oui, le jihad, le combat pour le triomphe et la gloire de Dieu.
- Et qui se chargera de ma famille ?
- Rassures-toi, en échange nous t’offrons de quoi faire vivre toute ta famille pour toute la vie…
- Qui vous ?
- Nous sommes un groupe de personnes dévouées au Jihad. Nous recherchons la paix éternelle au paradis en offrant nos vies pour la gloire de Dieu. Es-tu prêt à nous rejoindre ?
Il resta un moment silencieux avant de répondre, comme s’il percevait avec plus de clarté ce que voulait ce « prédicateur » …
- Je vais y réfléchir. Dit-il. Et il se leva.
Son hôte ne le retînt pas. Et il sortit de la mosquée. Il n’avait pas fait quelques pas dehors qu’il se souvînt qu’il devait pourvoir au diner de sa petite famille. Il pressa le pas vers la chope du boucher en souhaitant le trouver pour quémander quelques portions de viandes et alourdir son ardoise dont il ne connaissait plus, depuis bien longtemps, le montant. Mais le boucher n’était pas au rendez-vous. « Boucherie fermée pour cause d’infraction économique », pût-il lire sur la devanture…
Il n’était donc pas seul dans le malheur. Mais ni l’épicier ni le poissonnier ne voulurent entendre raison face à ses doléances de crédits. Il les avait déjà tant harcelé qu’il savait d’avance l’infinitésimale chance de les attendrir à son égard. Seul un passant, affecté par son sort lui donna un billet avec lequel il acheta une petite bouteille de lait. C’est donc les poches vides et les mains serrant cette petite bouteille de lait, qu’il regagnit la baraque qui abritait sa pauvre famille. Comme à l’accoutumée, tous dormaient. Seul son petit frère l’attendait les yeux hagards, transi de froid. Il avait si faim que des spasmes secouaient tous ses membres…Il le prît dans ses bras, le couvrit d’un pan de son boubou usé et lui fit boire par petites gorgées, le contenu de la petite bouteille de lait. Il le berça jusqu’au sommeil, puis il l’installa sous la couverture de peau qui recouvrait déjà dans un coin le reste de sa famille.
Il n’avait pas finit ce geste qu’une phrase retentit tout-à-coup dans ses oreilles:« Es-tu prêt à prendre ce qui t’appartient, avec l’aide de Dieu ? ». Paroles soudaines qui émergèrent de son inconscient…Il se tînt la tête entre les mains et sortît précipitamment de la baraque…
Vingt-cinq ans d’une misère contenue, enfouie dans son inconscient surgissait et prenait d’assaut les derniers remparts de son conscient fataliste.
Oui « fataliste », il l’était. Chaque événement malheureux qui lui arrivait rencontrait en lui un stoïcisme qui trouvait récompense dans l’au-delà. Pourquoi alors se plaindre ou se défendre? Dieu les punira, tous. Une punition éternelle qui console bien de celle d’une vie si courte. Et pourtant, la punition dans l’au-delà va-t-elle abréger ses souffrances ici-bas? Et pourquoi ceux qui lui font si tort à lui et à tant de miséreux ne subissent-ils pas aussi la sanction des hommes dans ce monde?
« Es-tu prêt à prendre ce qui t’appartient, avec l’aide de Dieu ? ».C’est encore cette phrase qui ne le quitta point lorsque, après avoir tardivement rodé dans les environs en rongeant son frein, il revînt se coucher au fond de sa baraque.
Ce matin lorsque de bonne heure, il sortit de son misérable gîte, le prédicateur l’attendait devant la porte. Il le pria d’entrer, mais il ne voulût pas. Il savait ce qu’il voulait : « Es-tu prêt à prendre ce qui t’appartient, avec l’aide de Dieu ? ». Il acquiesça de la tête. Le « prédicateur » lui tendît alors un paquet qu’il alla déposa près de sa petite famille endormie. Et suivi d’un pas léger le personnage.
Lorsque réveillée par les premiers rayons cuisants du soleil qui filtraient du toit de la baraque, la mère de la petite famille déballa le curieux paquet posé à ses pieds, elle y trouva de l’argent. « D’où cela pouvait-il bien provenir, se dît-elle. Je demanderai à mon fils quand il reviendra de la Mosquée ».
La mère attendit, toute la journée. Toute la soirée. Toute la semaine…toute la vie. Son ainé ne revînt jamais.
Personne ne sût jamais la vérité sur la disparition du fils ainé de cette pauvre famille qui vit encore dans les taudis. Personne à part un prédicateur qui vînt un soir dans une mosquée où il rencontra, un laissé-pour compte d’une société corrompue et qui était encore malgré sa misère, un être qui croyait que son sacrifice pouvait changer les choses….
Et tous les soirs le petit bras du petit frère glissait hors de l’étroite couverture qui recouvrait la petite famille, et il ne trouvait personne pour l’y ramener.
« Es-tu prêt à prendre ce qui t’appartient, avec l’aide de Dieu ? ».
Pr ELY Mustapha