Dans son discours inaugural à la présidence de la Banque africaine de développement, Sidi Ould Tah a présenté une vision fondée sur la paix, les partenariats et l’inclusion des jeunes et des femmes. Il a insisté sur la nécessité de réformes institutionnelles et de synergies entre bailleurs publics et capitaux privés. L’ambition est claire. Des zones d’ombre demeurent. Les omissions portent sur la soutenabilité de la dette, la politique industrielle, la transition climatique, le numérique, la gouvernance, l’intégration régionale et la redevabilité. Leur absence réduit l’impact attendu.
La BAD dispose déjà de cadres stratégiques
structurants. Les High 5 ont permis de concentrer les interventions sur cinq
priorités majeures : énergie, agriculture, industrialisation, intégration et
qualité de vie. Les résultats sont tangibles avec des millions de bénéficiaires
dans l’électricité, l’agriculture, les transports, l’eau et l’assainissement.
La stratégie climat et croissance verte engage la Banque à consacrer une part
significative de son portefeuille à l’adaptation et à l’atténuation, et la stratégie
pour les États fragiles cible spécifiquement les pays les plus vulnérables.
L’initiative AFAWA, quant à elle, vise à combler le déficit de financement des
entreprises dirigées par des femmes, avec déjà plusieurs milliards mobilisés.
Ces stratégies forment un socle robuste. Mais elles
restent fragiles face aux nouvelles réalités : hausse des dettes publiques,
pressions démographiques, instabilité géopolitique et besoins massifs en
infrastructures. Le discours de Sidi Ould Tah aurait gagné en profondeur s’il
avait réaffirmé leur importance et annoncé leur adaptation aux enjeux actuels.
La BAD a récemment renforcé son capital appelable
afin de préserver sa capacité de prêt et son statut de banque de développement
notée AAA. Elle a également innové en émettant une obligation hybride durable,
première du genre dans le système multilatéral, qui a rencontré un large succès
sur les marchés financiers. Ces évolutions confortent son rôle d’acteur majeur
du financement du développement.
Cependant, plusieurs difficultés persistent. La
dépendance du guichet concessionnel FAD à la générosité des bailleurs fragilise
la stabilité des financements, surtout dans un contexte de contraintes
budgétaires accrues dans les pays donateurs. La diversification envisagée,
notamment un accès régulier aux marchés obligataires, reste encore à
concrétiser. Les besoins de financement de l’Afrique, estimés à plusieurs
centaines de milliards de dollars par an, dépassent largement la capacité
actuelle de la Banque, ce qui impose une mobilisation accrue de capitaux
privés. Or, les résultats obtenus en matière de levée de financements privés
demeurent en deçà des attentes internationales.
Sur le plan opérationnel, la BAD a amélioré ses
volumes de décaissements, atteignant des montants records ces deux dernières
années. Mais les délais entre l’approbation des projets et le premier
décaissement restent longs, et de nombreux projets connaissent des retards
d’exécution. Dans plusieurs pays, l’endettement élevé et la faible capacité
d’absorption des administrations publiques limitent encore l’efficacité des
financements. Enfin, de nouveaux risques apparaissent, liés notamment aux
pertes de capital naturel et aux impacts climatiques, qui pourraient fragiliser
les systèmes financiers africains et exiger des réponses plus rapides et plus
innovantes.
Le discours a reconnu le poids de la dette mais n’a
proposé aucun mécanisme concret pour l’alléger. Or, de nombreux pays africains
consacrent une part importante de leurs recettes fiscales au service de la
dette, ce qui limite leurs marges budgétaires pour l’investissement productif.
La BAD pourrait se positionner comme un acteur central dans la gestion et la
restructuration de la dette, en accompagnant les pays dans les négociations et
en soutenant l’émergence d’instruments comme les échanges dette-climat.
Le discours a évoqué le potentiel industriel sans
détailler d’approche opérationnelle. Pourtant, la BAD a déjà démontré sa
capacité à catalyser l’investissement privé dans des projets industriels
régionaux. Pour aller plus loin, elle devrait se concentrer sur la création de
chaînes de valeur régionales dans les secteurs clés comme l’agro-industrie, les
minerais stratégiques et la pharmacie. Cela permettrait de réduire la
dépendance aux matières premières brutes et d’accroître la productivité.
Bien que la BAD finance déjà de nombreux projets
liés au climat, le discours n’a pas annoncé de cibles concrètes. L’Afrique a
besoin d’investissements massifs pour s’adapter aux impacts climatiques et
réussir sa transition énergétique. La Banque aurait dû s’engager sur des
objectifs mesurables en matière de production d’énergie renouvelable,
d’électrification hors réseau et de solutions de cuisson propre, tout en
clarifiant sa position sur le financement du gaz naturel.
La transformation numérique a , d'autre part, été mentionnée uniquement à travers l’emploi des jeunes. Pourtant, le potentiel de croissance est considérable. La BAD devrait jouer un rôle moteur dans la construction d’infrastructures numériques, l’interopérabilité des systèmes de paiement, le soutien aux fintechs locales et l’intégration des solutions digitales dans les secteurs productifs et sociaux.
Le discours a évité la question de la gouvernance et de la lutte contre la
corruption. Pourtant, sans progrès dans ce domaine, les ressources de la Banque
risquent de perdre en efficacité. La BAD devrait imposer des standards plus
stricts de transparence et de reddition de comptes, avec des mécanismes de
suivi public des projets financés et des indicateurs clairs de performance.
L’accent mis sur la paix n’a pas été accompagné
d’une réflexion sur les institutions régionales de sécurité ni sur la question
des migrations. La BAD devrait renforcer sa coopération avec l’Union africaine
et les communautés économiques régionales afin de financer des projets
transfrontaliers qui associent infrastructures économiques et stabilisation
sociale. Les corridors régionaux intégrés sont des instruments essentiels de
transformation.
Le discours a manqué d’objectifs chiffrés et d’indicateurs. Pour crédibiliser son action, la Banque devrait publier régulièrement un tableau de bord des résultats avec des cibles précises : nombre d’emplois créés, volume d’entreprises financées, gigawatts de capacités énergétiques ajoutées, kilomètres de routes construits. Une telle transparence renforcerait la confiance des bailleurs et des citoyens africains.
Le discours de Sidi Ould Tah a posé des principes forts, centrés sur la paix, l’inclusion et les partenariats. Mais il a laissé de côté des enjeux cruciaux : la dette, l’industrialisation, le climat, le numérique, la gouvernance et l’intégration régionale. Il n’a pas non plus rappelé explicitement les stratégies existantes de la BAD, ni exposé les difficultés actuelles auxquelles l’institution fait face.
Le sens politique des silences dans le discours de Sidi Ould Tah
Les raisons de ces silences discursifs de Ould Tah dépassent cependant la seule sphère économique ou financière. Ils trouveraient leurs fondement dans une stratégie politique adaptée à un contexte africain marqué par la fragilité et les tensions.
En effet, la Banque africaine de développement n’est pas seulement une institution financière. Elle est aussi un espace politique où cohabitent 54 États africains, avec des bailleurs non-régionaux aux intérêts divergents. Dans ce cadre, chaque mot du président peut être interprété comme un signal. Reconnaître les faiblesses des pays membres, insister sur la dette ou évoquer la corruption aurait risqué de créer des tensions immédiates. Ould Tah a donc choisi la retenue, afin de préserver l’image d’unité autour de sa présidence.
Le contexte mondial actuel est marqué par une instabilité économique, des rivalités géopolitiques et un financement climatique insuffisant. Dans un tel environnement, promettre des objectifs chiffrés ou des engagements fermes aurait été perçu comme imprudent. Les bailleurs attendent de la BAD une gestion rigoureuse et crédible, mais pas des promesses difficiles à tenir. Ould Tah a donc préféré garder son discours ouvert, en évitant de se lier les mains par des annonces précises.
En choisissant de rester vague sur certains points, Ould Tah a voulu se présenter comme un président rassembleur et neutre. Son rôle était de poser un socle de confiance, non de trancher sur des questions qui divisent les États ou les partenaires internationaux. Cette neutralité, en apparence frustrante, est une forme de diplomatie institutionnelle visant à protéger la cohésion interne de la Banque.
Dans cette retenue, on retrouve une sagesse ancrée dans la culture mauritanienne : « Beaucoup de paroles ne fondent pas les tentes ». L’idée est simple : ce ne sont pas les promesses ni les grands discours qui construisent la solidité d’une communauté, mais les actes, la patience et la cohésion. En ne multipliant pas les annonces, Ould Tah a, volontairement ou non, donné une orientation à la nouvelle gouvernance de la BAD : privilégier le consensus et l’action progressive plutôt que des promesses spectaculaires.
Les silences du discours de Sidi Ould Tah ne doivent donc pas être lus uniquement comme des manques ou des faiblesses. Ils traduisent un choix stratégique : préserver l’unité dans un environnement africain fragmenté et éviter de s’engager sur des terrains où l’avenir est incertain. En ce sens, il a inauguré sa présidence avec un message culturellement cohérent et politiquement prudent : les grandes paroles séduisent, mais ce sont les actes et la solidité collective qui bâtissent l’avenir.
Pr ELY Mustapha
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