La France a surpris le monde diplomatique en nommant un industriel à la tête de sa représentation en Mauritanie. Emmanuel Besnier, PDG du géant laitier Lactalis, est officiellement devenu l’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République française auprès de la République islamique de Mauritanie. Cet homme, surnommé le «milliardaire invisible » en raison de son extrême discrétion, débarque à Nouakchott avec une feuille de route qui semble moins conventionnelle que celle de ses prédécesseurs. Sa nomination, inédite, interroge sur la nouvelle stratégie française dans la région et ses possibles conséquences, tant positives que négatives.
Le groupe Lactalis est fondé par le grand-père d'Emmanuel Besnier, et son nom y est profondément lié. Il dirige un empire employant des dizaines de milliers d'individus à l’échelle mondiale, ce qui en fait l'un des plus grands patrons de France. Titulaire d'un diplôme de l'Institut supérieur de gestion (ISG), il a consacré une grande partie de sa carrière à faire prospérer l'entreprise familiale, loin des projecteurs. Son choix à ce poste indique une déviation de la tradition diplomatique française qui favorise les parcours des hauts fonctionnaires du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères. Cette décision audacieuse envoie un message clair : Paris décide maintenant de faire appel à un homme d'affaires pour consolider ses relations avec un acteur essentiel du Sahel.
La Mauritanie joue un rôle clé dans la lutte contre le terrorisme et la gestion des mouvements migratoires. Suite à la conclusion de l'opération Barkhane et du désengagement militaire graduelle de la France du Mali et du Niger, Nouakchott est plus que jamais considérée comme un partenaire essentiel. L'intégration d'Emmanuel Besnier dans ce contexte représente un tournant, où la diplomatie française tente de remplacer l'influence militaire par une nouvelle modalité de collaboration, davantage centrée sur le développement économique et les alliances commerciales.
La nomination de M. Besnier rompt avec le profil de ses prédécesseurs immédiats. Des figures comme Alexandre Garcia (2022-2025) ou Joël Meyer (2014-2018) sont des diplomates chevronnés, formés pour le protocole, la négociation politique et la gestion des crises sécuritaires. Leurs carrières, jalonnées de postes au sein du Quai d'Orsay et souvent dans des régions complexes (Afrique, Moyen-Orient), les ont préparés à une diplomatie d'État classique. Leur action se concentrait sur les relations politiques, la sécurité, la coopération institutionnelle et culturelle.
En revanche, l’apport potentiel d'Emmanuel Besnier réside dans une approche pragmatique et orientée résultats. Là où un diplomate de carrière se concentre sur les relations intergouvernementales, un homme d'affaires peut directement engager le secteur privé, identifier des opportunités commerciales concrètes et mobiliser des capitaux. L'expertise de M. Besnier dans l'agroalimentaire, par exemple, pourrait être un atout majeur pour la Mauritanie qui cherche à développer sa production locale et à renforcer sa sécurité alimentaire. Il pourrait également user de ses réseaux d'affaires pour attirer des investisseurs dans des projets clés comme l'énergie verte (hydrogène, solaire), un secteur d'avenir pour le pays.
Le défi pour M. Besnier sera de transcender sa logique d'entreprise pour adopter celle de l'État. Il devra s'adapter à des contraintes qui ne sont pas purement économiques, comme les enjeux de sécurité, les droits de l'homme, ou l'aide au développement, qui ont toujours été au cœur des missions de ses prédécesseurs.
Pour que cette nouvelle approche diplomatique porte ses fruits, la capacité de l'ambassadeur à comprendre et à s'adapter aux subtilités de la culture mauritanienne sera cruciale. La société mauritanienne est profondément ancrée dans ses traditions arabo-berbères, avec un système de valeurs où l'honneur, le respect des aînés et le sens de l'hospitalité sont primordiaux. La notion de « Mauritanie profonde » , les liens tribaux et familiaux qui structurent le pouvoir, est une réalité incontournable.
Le nouvel ambassadeur devra également naviguer avec finesse dans le protocole social et politique. Dans les négociations, la courtoisie et la patience sont souvent plus valorisées que la rapidité d'exécution. Les décisions sont souvent le résultat de longues concertations, et il est essentiel de respecter les réseaux d'influence traditionnels. Le respect de la culture et de la religion, avec une majorité de la population de confession musulmane, est une condition sine qua non à l'établissement de relations de confiance. La discrétion, un trait de caractère propre à M. Besnier, pourrait paradoxalement être perçue comme une qualité en Mauritanie, où l'humilité est souvent appréciée.
La nomination d'Emmanuel Besnier reflète une compréhension nouvelle et plus nuancée de la part de Paris quant aux réalités du pouvoir en Mauritanie. Loin des schémas classiques de démocratie occidentale, la Mauritanie est souvent décrite comme ayant une gouvernance à caractère "militaro-mercantile". Le pouvoir y est historiquement partagé entre des élites militaires (garantes de la stabilité et de la sécurité dans une région volatile) et des familles marchandes influentes, dont l'assise économique est fondamentale. Dans ce contexte, les considérations purement politiques ou humanitaires, si elles demeurent importantes, ne sont plus suffisantes pour établir une relation de confiance et d'efficacité.
Cette nomination n’est toutefois pas sans risques. La carrière d’Emmanuel Besnier a été marquée par plusieurs controverses qui pourraient compliquer sa mission. Le groupe Lactalis a été mis en cause et condamné pour diverses affaires, notamment des fraudes sur la sécurité alimentaire, la pollution de cours d'eau et l'utilisation de paradis fiscaux. L'affaire la plus médiatisée reste la contamination à la salmonelle de lait infantile en 2017, qui a conduit à un rappel massif de produits dans 83 pays et a valu à M. Besnier une convocation ministérielle.
Ces affaires soulèvent des questions et pourraient affaiblir la position du nouvel ambassadeur dans la défense des intérêts et des valeurs de Paris. Sa discrétion légendaire, si elle a été un atout pour son entreprise, pourrait aussi être un handicap en diplomatie, un monde où la communication et les relations publiques sont primordiales.
Au final, la nomination d’Emmanuel Besnier est un pari audacieux pour la France. Reste à voir si cet homme d’affaires, habitué à la discrétion et aux logiques de marché, saura s’adapter aux subtilités de la diplomatie et surmonter les polémiques sur son passé industriel pour réussir sa mission dans une région d’une importance capitale.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Bienvenue,
postez des messages respectueux des droits et de la dignité des autres. Ne donnez d'information que certaine, dans le cas contraire, s'abstenir est un devoir.
Pr ELY Mustapha