Ceci n’est pas une
conversation ordinaire, mais un face-à-face entre deux époques, entre l’idéal
fondateur et le constat d’un pays à la dérive.
Une place modeste de Nouakchott, à l’aube, alors que la
ville sommeille encore sous la lumière dorée du désert.
Des bâtiments aux
façades usées rappelant une époque révolue.
Des enfants, à peine éveillés, jouant pieds nus
dans la poussière.
Et Mokhtar Ould Daddah, silhouette intemporelle, droit,
presque irréel dans la brume matinale se tenant face à un citoyen en tenue
simple, fatigué par les années et les désillusions, qui l’interroge avec
respect mais sans complaisance.
Le vent chaud soulève
parfois un pan de tissu, une feuille de journal, ou un mot oublié. Autour
d’eux, le silence des passants et le cri lointain d’un marchand ambulant
renforcent la gravité de l’instant : ce n’est pas une conversation ordinaire,
mais un face-à-face entre deux époques, entre l’idéal fondateur et le constat
d’un pays à la dérive.
Mokhtar Ould Daddah : « Je me souviens d’une
Mauritanie où l’unité nationale était un combat quotidien, où chaque geste
visait à réconcilier nos communautés et à construire des institutions fortes.
Dans La Mauritanie contre vents et marées, j’écrivais que notre
jeunesse devait incarner l’espoir d’une nation réconciliée. Aujourd’hui,
que reste-t-il de cet idéal ? »
Citoyen mauritanien : « Hélas, la corruption a
gangrené tous les niveaux de l’État. Des anciens présidents comme Mohamed Ould
Abdelaziz sont accusés de détournements massifs, et des policiers monnayent leur silence face aux réseaux
de migration illégale. Les juges, les ministres… personne n’est épargné. Comment
en sommes-nous arrivés là ? »
Mokhtar Ould Daddah : « Le clientélisme et
l’avidité ont remplacé le sens du service public. J’avais pourtant institué le
Parti du Peuple Mauritanien pour unifier le pays, non pour servir des intérêts
privés. Quand les dirigeants oublient que leur légitimité vient du peuple,
l’État devient une proie. »
Citoyen mauritanien : « Les hôpitaux publics,
comme le CHN ou l’Hôpital Cheikh Zayed, manquent de tout. Les médicaments
disparaissent, et seuls les plus riches survivent. La pauvreté
multidimensionnelle touche 58 % de la population. Comment accepter cela ?
»
Mokhtar Ould Daddah : « La santé et l’éducation
étaient les piliers de notre projet. Si les ressources sont volées, c’est toute
une génération sacrifiée. En 1960, nous avons choisi l’indépendance pour sortir
de la dépendance, pas pour recréer de nouvelles chaînes»
Citoyen mauritanien : « Les langues nationales
sont marginalisées, les communautés se replient. Le "vivre ensemble"
n’est plus qu’un slogan. Les familles éclatent, les divorces explosent, et la
violence policière terrifie les quartiers. »
Mokhtar Ould Daddah : « La Mauritanie ne peut
exister sans le respect de sa diversité. J’ai toujours cru en un État qui
transcende les clivages tribaux et linguistiques. Si les institutions ne
protègent pas les plus faibles, elles trahissent leur mission. »
Citoyen mauritanien : « Et l’endettement ? Les
dettes étranglent notre économie, tandis que les dirigeants gaspillent l’argent
des ressources naturelles. Le pouvoir promet de lutter contre la
corruption… mais les arrestations restent sélectives»
Mokhtar Ould Daddah : « Un pays ne se relève que
par l’intégrité de ses leaders. Dans mon livre, je rappelais que la Mauritanie
ne survivrait qu’en cultivant la vertu collective. Retrouvez cet esprit
de sacrifice, exigez des comptes, et surtout, croyez encore en votre capacité à
changer le destin. »
Citoyen mauritanien : « Vos mots résonnent comme
un remède à notre désillusion. Mais comment espérer quand le système entier
semble verrouillé ? »
Mokhtar Ould Daddah : « L’espoir naît de
l’exigence. En 1960, nous étions une poignée à croire en cette nation.
Aujourd’hui, c’est à vous d’écrire le prochain chapitre – hors des marécages de
la corruption. »
Citoyen mauritanien : « L’éducation, autrefois
pilier de votre projet, est en lambeaux. Les écoles manquent de professeurs
qualifiés, et les classes surchargées n’ont parfois ni eau ni électricité. Le
taux d’abandon scolaire dépasse 30%, et l’enseignement professionnel n’offre
aucune perspective. Comment en sommes-nous arrivés à sacrifier l’avenir de
nos enfants ? »
Mokhtar Ould Daddah : « L’éducation était le
socle de notre indépendance. J’avais rêvé d’écoles où les fils de nomades et de
pêcheurs apprendraient ensemble. Aujourd’hui, le manque d’investissements – à
peine 4,12% du PIB pour la santé et l’éducation combinées – trahit cette
promesse. Sans éducation digne, comment bâtir une nation ? »
Citoyen mauritanien : « Les frontières sont
devenues des passoires. Narcotrafic, corruption policière… Des gendarmes ont
intercepté des cargaisons de psychotropes, mais des milliards d’ouguiyas ont
tenté de les faire taire. Comment l’État a-t-il pu perdre le contrôle à ce
point ? »
Mokhtar Ould Daddah : « La souveraineté se gagne
par l’exemplarité. Quand des fonctionnaires monnayent leur silence ou que
des permis de pêche sont vendus au plus offrant, l’État devient complice de sa
propre déliquescence. »
Citoyen mauritanien : « Même la justice est à
deux vitesses. L’ancien président Mohamed Ould Abdelaziz a été condamné pour
corruption, mais combien d’autres échappent aux poursuites ? Les
juges rendent des verdicts sous influence, et la violence policière reste
impunie. »
Mokhtar Ould Daddah : « Un État qui ne protège
pas les faibles légitime l’injustice. Dans Contre vents et marées,
je rappelais que la loi devait être un bouclier pour le citoyen, non une arme
pour les puissants. »
Citoyen mauritanien : « Les langues nationales
sont reléguées aux oubliettes, et les communautés se méfient. Le "vivre
ensemble" n’est qu’un leurre pendant que les terres des minorités sont
accaparées. »
Mokhtar Ould Daddah : « Notre force résidait
dans notre diversité. Marginaliser une langue, c’asphyxier une part de notre
âme. La Mauritanie ne sera unie que si chaque communauté se sent respectée. »
Citoyen mauritanien : « L’endettement étrangle
l’économie, et les ressources naturelles sont pillées. Le fer, le pétrole… Tout
part à l’étranger tandis que 58% de la population vit dans une pauvreté
multidimensionnelle. »
Mokhtar Ould Daddah : « Nous avions nationalisé
les mines en 1974 pour reprendre notre destin. Aujourd’hui, les contrats
opaques et la gabegie appauvrissent le pays. Seule une gestion
transparente des richesses brisera ce cycle. »
Citoyen mauritanien : « Face à ce naufrage, que
pouvons-nous faire ? »
Mokhtar Ould Daddah : « Exiger des comptes,
comme en 1960. L’espoir renaîtra quand chaque Mauritanien refusera de se taire.
La jeunesse doit reprendre le flambeau : éduquez-vous, unissez-vous, et imposez
une nouvelle éthique au pouvoir. Le changement viendra de ceux qui croient
encore en cette Mauritanie que nous avons tant aimée. »
Citoyen mauritanien : « Vous évoquez souvent la
jeunesse. Mais comment croire en elle quand les universités sont des mouroirs à
espoirs, et que nos diplômés fuient vers l’Europe ? »
Mokhtar Ould Daddah : « La Mauritanie,
c’est ce qu’en fera sa jeunesse. » Dans Contre vents et
marées, je rappelais que l’éducation devait forger des citoyens, pas des
exilés. Si vos dirigeants investissent plus dans les bétonnières que dans les
salles de classe, ils trahissent cette mission. »
Citoyen mauritanien : « Vous disiez aussi
que la Mauritanie est un trait d’union. Pourtant, les tensions
communautaires persistent. Les Haratines et les Négro-Mauritaniens sont peu représentés dans les instances et les cercles du pouvoir. »
Mokhtar Ould Daddah : « Notre nation est comme
un œil : le blanc et le noir lui sont indispensables. En 1957,
à Atar, je proclamais que notre richesse résidait dans cette symbiose.
Aujourd’hui, ceux qui instrumentalisent les clivages sapent l’âme même de la
Mauritanie. »
Citoyen mauritanien : « Mais comment concilier
cette vision avec l’arabisation forcée, qui marginalise le soninké, le wolof et
le pulaar ? »
Mokhtar Ould Daddah : « Le trait d’union n’efface
pas les différences – il les célèbre. J’ai toujours refusé l’uniformisation
culturelle. En 1973, je déclarais à Jeune Afrique : Notre
État doit transcender les clivages, pas les nier. La vraie unité naît
du respect, pas de l’effacement. »
Citoyen mauritanien : « Les jeunes désertent la
politique, dégoûtés par le clientélisme. Que leur répondre ? »
Mokhtar Ould Daddah : « Qu’ils relisent mes
discours. La patrie se construit par l’exigence et le sacrifice. Nous
avons nationalisé les mines pour reprendre notre destin. Aujourd’hui, c’est à
eux de nationaliser l’espoir – par l’éducation, le travail, et une
intransigeance absolue envers la corruption. »
Citoyen mauritanien : « Et si le pouvoir actuel
continue d’ignorer cet héritage ? »
Mokhtar Ould Daddah : « L’histoire jugera. Mais
souvenez-vous : une nation ne meurt que lorsque sa jeunesse renonce à
la rêver. Tant qu’un Mauritanien luttera pour cette Mauritanie-là, mon
combat vivra. »
Citoyen mauritanien : « Vous évoquiez l’esprit
de 1960, mais depuis votre renversement en 1978, les régimes militaires se
succèdent. Chaque putsch aggrave les fractures. Comment ces régimes ont-ils pu
détruire l’héritage des pionniers de l’indépendance ? »
Mokhtar Ould Daddah : « Le premier coup d’État
de 1978 a marqué la fin du projet nationaliste. J’avais institué le Parti
du Peuple Mauritanien pour unifier, non pour diviser. Les
militaires ont instrumentalisé les rivalités tribales, transformant l’État en
un butin à partager. Mon rêve d’un pays réconcilié s’est noyé dans les
calculs de casernes. »
Citoyen mauritanien : « Pourtant, même votre
régime était autoritaire. La Constitution de 1961 interdisait les partis
politiques. N’avez-vous pas préparé le terrain pour les dictatures
militaires ? »
Mokhtar Ould Daddah : « L’unité était nécessaire
face aux défis postcoloniaux. Mais contrairement aux juntes, nous visions
l’émancipation collective. Les militaires, eux, ont érigé le tribalisme en
système de gouvernance. Sous Ould Taya, les tribus sont devenues des « États
dans l’État », marchandant leur soutien au pouvoir. »
Citoyen mauritanien : « En 2005, le Conseil
militaire pour la justice et la démocratie promettait des réformes.
Résultat : le clientélisme se perpétue . Les putschistes d’hier sont les
oligarques d’aujourd’hui. »
Mokhtar Ould Daddah : « Ces régimes
militaro-civils ne sont que des masques. En 2003, la tentative de coup d’État
contre Ould Taya a révélé la déliquescence d’un système où même les proches du
pouvoir conspirent. Leur seule légitimité ? La force brute. »
Citoyen mauritanien : « Les militaires ont sapé
l’éducation, la santé… Mais pire encore, ils ont institutionnalisé l’injustice.
Les juges rendent des verdicts sous influence, et les réformes ne sont que
théâtre…avec des dialogues comme des appâts. »
Mokhtar Ould Daddah : « En 1974, nous avions
nationalisé les mines pour reprendre notre destin. Aujourd’hui, les contrats
miniers opaques enrichissent une élite militaro-tribale. L’armée, qui
devait protéger la nation, l’a mise en coupe réglée. »
Citoyen mauritanien : « Que reste-t-il de votre
idée de la Mauritanie comme « trait d’union » ? »
Mokhtar Ould Daddah : « Rien, si ce n’est la
mémoire de ce que nous aurions pu être. Mais souvenez-vous : en 1960, nous
étions plus pauvres, mais plus fiers. La jeunesse doit reprendre ce flambeau –
non par les armes, mais par l’exigence de transparence et le refus de
l’humiliation. »
Citoyen mauritanien : « Et si l’armée refuse de
lâcher le pouvoir ? »
Mokhtar Ould Daddah : « Alors la Mauritanie
sombrera, comme un navire sans boussole. Mais l’histoire est un cycle. Le jour
viendra où les fils de ceux qui ont pillé honniront leur héritage – et
rebâtiront ce que nos rêves avaient esquissé. »
Alors que les derniers mots résonnaient encore entre les murs effacés de la place, Mokhtar Ould Daddah se retourna lentement, le regard tourné vers un horizon invisible, comme s’il scrutait une Mauritanie que lui seul pouvait encore entrevoir.
Il ne dit rien de plus. Aucun geste grandiloquent, aucune formule d’adieu. Juste un léger signe de tête, empreint de pudeur et de bienveillance, comme on salue un frère, un peuple, une promesse. Le vent du désert souleva doucement les pans de son habit, lui donnant l’allure d’une silhouette portée par le temps. Puis, dans un silence aussi solennel que celui qui accompagna sa chute en 1978, il s’éloigna avec la même dignité que celle avec laquelle il avait quitté le pouvoir : sans fracas, sans rancune, mais le cœur lourd d’un rêve inachevé. L’homme s’effaça dans la lumière pâle du matin, laissant derrière lui une empreinte faite non d’ambition, mais de mémoire et de fidélité à une idée de la Mauritanie qu’il n’avait jamais cessé d’aimer.
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Bien que cette rencontre soit fictive, née de l’imagination
pour faire dialoguer le passé avec le présent, tout ce qu’elle évoque est
tristement réel. Les douleurs exprimées, les espoirs trahis, les défis
lancinants de l’unité, de la justice et du développement, sont ceux que vit
encore aujourd’hui la Mauritanie. À travers cette conversation rêvée, c’est une
conscience nationale qui s’interroge, se souvient et réclame des comptes. Que
cette voix d’outre-mémoire nous rappelle l’exigence de dignité et le sens du
devoir. Paix à l’âme de Mokhtar Ould Daddah, père fondateur et témoin
inaltérable d’une ambition nationale que nul ne devrait trahir. Lui qui, malgré
ses limites, avait rêvé d’une Mauritanie grande, juste et rassemblée.
Pr ELY Mustapha