La Cour des Comptes mauritanienne, établie constitutionnellement en 1993, incarne, à travers ses rapports de 2010 à 2021, une intéresante fusion entre théorie économique moderne et réforme institutionnelle pratique. Son évolution s'inscrit dans un cadre théorique qui refléterait particulièrement une certaine influence du New Public Management (NPM) théorisé par Christopher Hood en 19911, tout en intégrant les principes du néo-institutionnalisme économique développé par Douglass North2. Cette double approche se manifeste concrètement dans les réformes de 2007 et la révision constitutionnelle de 2012, qui ont considérablement renforcé son indépendance.
Le rapport général 2019-2021 de la Cour révèle des dysfonctionnements systémiques significatifs, dont l'analyse s'appuie sur les théories contemporaines de la gouvernance publique. Dans le domaine des marchés publics, les pratiques observées au Ministère des Affaires Sociales – notamment le fractionnement de 16 commandes de mobilier totalisant 833 396 MRU en novembre 2020 – illustrent les problématiques d'asymétrie informationnelle identifiées par Joseph Stiglitz dans ses travaux de 19853. Le cas du Groupement Féminin d'Épargne et de Crédit (GFEC), qui s'est vu attribuer 18 conventions sur 25 sans appel d'offres pour 62,3 millions MRU, démontre les défis de la théorie de l'agence4 dans le contexte des marchés publics.
La gestion des projets structurants reflète les préoccupations de la "value for money" audit théorisée par Michael Power5. L'échec du programme de reboisement du PROPEP (961,9 millions MRU), avec un taux de mortalité de 100 % des plants dans 40 pépinières en 2021, et la facturation fictive de 17,3 millions MRU par la SNAAT pour des pares-feux inexistants, illustrent la nécessité d'une approche intégrée de l'audit de performance.
La réponse institutionnelle à ces défis s'articule autour d'une projection budgétaire de 70 milliards MRU pour 2025, structurée selon les principes de la "Behavioral Public Finance" développée par McCaffery et Slemrod6. Les quatre axes prioritaires – marchés publics (15 milliards MRU), projets sectoriels (25 milliards MRU), gouvernance financière (10 milliards MRU), et protection sociale (20 milliards MRU) – incarnent le concept d'"embedded autonomy" de Peter Evans7, combinant capacité institutionnelle et engagement des parties prenantes.
La méthodologie tri-dimensionnelle développée depuis 2019, intégrant vérification comptable, audit de performance et analyse systémique, s'inspire directement des travaux de Christopher Pollitt8 sur l'évaluation des politiques publiques. Cette approche a produit des résultats tangibles, notamment la réduction de l'écart entre les lois de finances initiales et rectificatives (de 15,2 % en 2014 à 8,7 % en 2023), validant empiriquement les théories de la gouvernance publique moderne.
La dimension sociale de la réforme budgétaire s'ancre profondément dans les travaux d'Amartya Sen9 sur les capabilités et le développement humain. Ceci se manifeste concrètement dans l'allocation de 23,65 milliards MRU aux programmes sociaux, avec un suivi biométrique couvrant 92 % des bénéficiaires. Cette approche reflète également l'influence de la théorie de l'économie politique développée par Acemoglu et Robinson10 sur l'importance des institutions inclusives dans le développement économique.
L'amélioration de la discipline fiscale, marquée par l'augmentation du ratio recettes fiscales/PIB de 14,3 % en 2020 à 16,4 % en 2024, valide les principes de justice fiscale développés par Richard Musgrave11. L'instauration d'un seuil minimal d'imposition de 1,5 % du chiffre d'affaires pour les entreprises extractives représente une application directe de sa "Theory of Public Finance" (1959)11, tout en répondant aux problématiques d'asymétrie informationnelle identifiées par Stiglitz3.
La modernisation des outils de gestion, notamment à travers le système BEIT EL MEL 2.0, incarne le concept de "cybernetic governance" développé par Allen Schick en 196612. La réduction des délais de paiement de 30 à 11 jours illustre l'efficacité de ces ajustements dynamiques basés sur le feedback en temps réel. Cette digitalisation s'accompagne d'une transparence accrue, conformément aux principes de redevabilité ex post du New Public Management1.
Les défis persistants identifiés, notamment le taux d'application des recommandations limité à 58 % sur la période 2015-2024 et le retard moyen de 45 jours dans la transmission des documents, sont analysés à travers le prisme de la théorie de la contingence organisationnelle de Lawrence et Lorsch13. La réponse institutionnelle, incluant l'interconnexion des systèmes entre la Cour, le Trésor et les DAF, s'inspire des travaux de James Chan14 sur la comptabilité gouvernementale comparative.
Le cadre stratégique 2026-2030 intègre les principes de la théorie des choix publics de James Buchanan15, notamment dans le renforcement du contrôle des partenariats public-privé et des obligations vertes. L'établissement d'un indice composite de performance financière des ministères répond aux préoccupations concernant les comportements de recherche de rente, tandis que le registre numérique centralisé des exemptions fiscales matérialise les recommandations sur la transparence des décisions publiques.
Les simulations du Ministère des Finances, prévoyant un gain d'efficience de 12,7 milliards MRU sur 2025-2027 et une réduction du déficit budgétaire à 4,1 % du PIB en 2026, s'appuient sur la méthodologie d'évaluation de la performance du secteur public développée par Michael Power5. L'amélioration du score PEFA de 2,1 à 2,8/4 valide empiriquement la théorie de Daniel Kaufmann16 sur l'influence directe de la qualité institutionnelle sur la performance économique.
Notre synthèse entre théorie et pratique montre qu'il y a une cohérence et une assise certaine des réformes financières dans notre pays. Elle montre qu'une modernisation réussie des finances publiques nécessite non seulement une compréhension approfondie des théories économiques et administratives contemporaines, mais aussi leur adaptation intelligente aux réalités locales.
La réforme des finances publiques mauritaniennes en est un exemple. Celle de la manière dont les pratiques institutionnelles concrètes peuvent être efficacement traduites dans les théories économiques et administratives aux fins de leur étude et leur amélioration constante au service du développement.
Ainsi la combinaison réussie de différentes approches théoriques – du New Public Management à l'économie institutionnelle, en passant par la théorie des choix publics et l'économie du développement – crée un modèle innovant de modernisation financière.
Les résultats empiriques obtenus valident la pertinence de cette approche composite, tout en soulignant l'importance d'une adaptation contextuelle des principes académiques aux spécificités locales. Cette expérience que nous avons voulu enrichir de la littérature sur la gouvernance financière publique, démontre la possibilité d'une synthèse fructueuse entre rigueur théorique et pragmatisme opérationnel dans la conduite des réformes institutionnelles.
Pr ELY Mustapha
Références
- Hood, C. (1991). A Public Management for All Seasons? Public Administration.
- North, D. (1990). Institutions, Institutional Change and Economic Performance. Cambridge University Press.
- Stiglitz, J. E. (1985). Information and Economic Analysis: A Perspective. NBER Working Paper.
- Jensen, M. C. & Meckling, W. H. (1976). Theory of the Firm: Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure. Journal of Financial Economics.
- Power, M. (1997). The Audit Society: Rituals of Verification. Oxford University Press.
- McCaffery, E. J. & Slemrod, J. (2006). Behavioral Public Finance. Russell Sage Foundation.
- Evans, P. B. (1995). Embedded Autonomy: States and Industrial Transformation. Princeton University Press.
- Pollitt, C. (2003). The Essential Public Manager. Open University Press.
- Sen, A. (1999). Development as Freedom. Oxford University Press.
- Acemoglu, D. & Robinson, J. A. (2012). Why Nations Fail: The Origins of Power, Prosperity, and Poverty. Crown Business.
- Musgrave, R. A. (1959). The Theory of Public Finance: A Study in Public Economy. McGraw-Hill.
- Schick, A. (1966). The Road to PPB: The Stages of Budget Reform. Public Administration Review.
- Lawrence, P. R. & Lorsch, J. W. (1967). Organization and Environment: Managing Differentiation and Integration. Harvard Business School Press.
- Chan, J. L. (2003). Government Accounting: An Assessment of Theory, Purposes and Standards. Public Money & Management.
- Buchanan, J. M. (1987). The Constitution of Economic Policy. American Economic Review.
- Kaufmann, D. et al. (1999). Aggregating Governance Indicators. World Bank Policy Research Working Paper.
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Pr ELY Mustapha