samedi 13 décembre 2025

Lorsqu'un taxi devenu épave nous parle de la corruption en Mauritanie Par ELY Mustapha


 

Cette image est saisissante. Elle ne montre pas seulement un vieux véhicule ; elle illustre un écosystème complexe de survie économique et de dysfonctionnement administratif. Ce taxi (une Mercedes 190, véritable légende des routes mauritaniennes) est le produit final d'une longue chaîne de compromissions.

Pour qu'un véhicule dans cet état (châssis visiblement tordu, pare-chocs manquants, carrosserie en ruine) continue de transporter des passagers à Nouakchott, il faut la participation active ou passive de plusieurs acteurs.

Voici la chaîne de corruption et de négligence établie, du sommet à l'asphalte :

 

1. L'Entrée sur le Territoire : La Douane et les Importateurs

Tout commence bien avant que le taxi ne roule.

  • L'acteur : L'agent des douanes et l'importateur de véhicules d'occasion.
  • Le mécanisme de corruption : Bien qu'il existe des lois limitant l'âge des véhicules importés en Mauritanie (souvent pour éviter de devenir la "poubelle" de l'Europe), ces règles sont contournées. Ce véhicule est probablement entré alors qu'il était déjà en fin de vie, ou il a été reconstruit à partir de plusieurs épaves ("voitures maquillées").
  • L'acte : Le "bakchich" versé pour fermer les yeux sur l'année réelle du véhicule ou pour le dédouaner comme "pièces détachées" avant qu'il ne soit réassemblé.

 

2. La Légitimation Administrative : Le Service des Mines (Titres de Transport)

Pour rouler, il faut une carte grise et une licence de taxi.

  • L'acteur : Les fonctionnaires du Ministère des Transports.
  • Le mécanisme de corruption : Obtenir des papiers officiels pour un véhicule qui ne respecte plus les normes de sécurité de base.
  • L'acte : L'achat de la rapidité et de l'aveuglement. On paie pour obtenir le document sans que l'état réel du véhicule ne soit questionné.

 

3. Le Verrou de Sécurité Sauté : Le Contrôle Technique

C'est le maillon le plus critique. Ce véhicule est objectivement dangereux (freins, direction, pollution).

  • L'acteur : Le centre de visite technique (qui est une légende fantômatique en Mauritanie)
  • Le mécanisme de corruption : Théoriquement, ce taxi devrait être recalé immédiatement (interdiction de rouler). En réalité, il obtient sa vignette de validité.
  • L'acte : La "visite de complaisance". Le propriétaire glisse un billet à l'inspecteur, ou passe par un intermédiaire (le "coxeur"), et le véhicule obtient son certificat de conformité sans même passer sur le banc d'essai.

 

4. La Survie Quotidienne : La Police de la Route (GGSR)

C'est la corruption la plus visible, celle qui se passe sur le goudron.

  • L'acteur : Les agents du Groupement Général de la Sécurité Routière (les uniformes verts souvent vus aux carrefours) ou la Police nationale.
  • Le mécanisme de corruption : Ce taxi est une cible ambulante. Il est en infraction permanente (état général, feux cassés, surcharge).
  • L'acte : Le "droit de passage". Au lieu de mettre le véhicule en fourrière (ce qui tuerait le gagne-pain du chauffeur), l'agent accepte une petite somme (souvent 100 ou 200 MRU) lors des contrôles. C'est devenu une sorte de "taxe informelle" journalière qui permet au taxi de continuer sa route malgré son état d'épave.

 

5. La Maintenance de Fortune : Le Marché de l'Occasion et la "Débrouille"

  • L'acteur : Les garagistes informels et vendeurs de pièces usagées (la ferraille).
  • Le contexte : Pour que ce système tienne, il faut minimiser les coûts. On ne répare pas pour sécuriser, on "bricole" pour que ça avance.
  • L'acte : L'utilisation de pièces contrefaites ou usées jusqu'à la corde, installées sans garantie, perpétuant le danger public.

 

Pourquoi ce système perdure-t-il ?

Il est important de noter que ce n'est pas seulement de la malveillance, c'est aussi un piège socio-économique :

  1. La nécessité économique : Le chauffeur (souvent un loueur, pas le propriétaire) doit nourrir sa famille. Il n'a pas les moyens d'acheter une voiture neuve.
  2. Le salaire des agents : Les policiers et fonctionnaires, souvent mal payés, voient dans ces "petits arrangements" un complément de salaire indispensable.
  3. L'absence d'alternative : Si l'État retirait brutalement toutes ces épaves de la circulation demain, le système de transport en commun de Nouakchott s'effondrerait, faute de bus suffisants.

 

Ce taxi n'est pas juste une voiture abîmée ; c'est un contrat social tacite basé sur la corruption, où la sécurité est sacrifiée sur l'autel de la débrouille et de la survie économique.

 

L'analyse de l'écosystème de corruption émule une chaîne pénale théorique qui devrait sanctionner cette situation, mise en contraste avec les points de rupture réels.

 

En Mauritanie, la loi existe, mais son application est systématiquement court-circuitée. Voici comment la justice devrait opérer face à ce taxi et à ceux qui le laissent rouler, et où cela bloque.

1. Le Constat de l'Infraction (Le Premier Maillon)

C'est l'étape du contact direct sur la route.

  • L'Acteur : L'Agent de Police ou du GGSR (Groupement Général de la Sécurité Routière).
  • La Loi (Théorie) : Selon le Code de la Route mauritanien, un véhicule présentant un danger pour autrui ou ne répondant pas aux normes techniques doit être immobilisé immédiatement (mise en fourrière) et le conducteur sanctionné par une amende (ex: 6 000 à 20 000 anciens Ouguiyas pour défaut technique).
  • La Rupture (Réalité) : L'agent agit ici en "juge unique". Au lieu de rédiger un PV qui enclencherait la machine judiciaire, il propose ou accepte un "règlement à l'amiable" (corruption). La chaîne pénale s'arrête ici dans 99% des cas. L'infraction n'existe administrativement jamais.

 

2. La Poursuite (Le Parquet)

Si l'agent faisait son travail et transmettait le dossier.

  • L'Acteur : Le Procureur de la République (au niveau de la Wilaya ou Moughataa).
  • La Loi (Théorie) :
    • Pour le Taxi : Le procureur devrait poursuivre le propriétaire pour "mise en danger de la vie d'autrui" et "circulation avec un véhicule non conforme".
    • Pour le Fonctionnaire Corrompu : Si un cas de corruption est signalé (douanier, agent des mines, policier), le procureur doit s'autosaisir. Le Code Pénal mauritanien (Loi anti-corruption) punit sévèrement la corruption (souvent 5 à 10 ans de prison pour un agent public).

 

  • La Rupture (Réalité) : Le Parquet est rarement saisi pour des infractions routières "banales". De plus, le système de l'interventionnisme (les coups de fil de notables ou de tribus influentes) paralyse souvent l'action du procureur avant même qu'elle ne commence.

3. Le Jugement (Le Tribunal)

Si l'affaire arrivait devant un juge.

  • L'Acteur : Le Tribunal de la Moughataa (pour les contraventions) ou la Chambre Correctionnelle/Criminelle (pour la corruption).
  • La Loi (Théorie) :
    • Le juge devrait ordonner la destruction du véhicule (car irréparable aux normes).
    • Il devrait condamner le contrôleur technique qui a délivré le faux certificat à de la prison et à une interdiction d'exercer.
  • La Rupture (Réalité) : La lenteur judiciaire et la corruption au sein même des greffes font que les dossiers se perdent ou s'enlisent. Souvent, une simple amende forfaitaire est prononcée, bien inférieure au profit généré par le taxi, ce qui rend l'illégalité rentable. 
 
 En Conclusion sur l'impunité...

 

Ce taxi roule parce que la chaîne pénale est privatisée. Chaque acteur qui devrait sanctionner (du policier au juge) transforme son pouvoir de sanction en une opportunité de rente financière. L'État de droit s'efface devant une logique de marché informel où la sécurité publique est la variable d'ajustement.

Et les victimes continuent à crier leur douleur...dans l'au-delà.

 Pr ELY Mustapha

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Poésie de la douleur.