L'évolution géopolitique de la Mauritanie ces dernières années reflète la complexité croissante des relations internationales en Afrique de l'Ouest. Au carrefour des tensions sahéliennes et des rivalités entre grandes puissances, le pays a dû développer une approche diplomatique sophistiquée pour préserver ses intérêts tout en contribuant à la stabilité régionale.
La Mauritanie, souvent présentée comme un futur « émirat gazier » et un bastion de stabilité au Sahel, fait face à une réalité bien plus contrastée. Derrière les discours optimistes sur son potentiel énergétique et son rôle géostratégique se cachent des défis structurels, des choix politiques contestables et des risques de dépendance accrue aux puissances étrangères. Une analyse critique s’impose pour démystifier les promesses et révéler les contradictions d’un pays à la croisée des chemins.
La position de la Mauritanie, avec ses 1,03 million de km² et 754 km de façade maritime, constitue à la fois son principal atout et sa plus grande vulnérabilité. Cette configuration géographique place le pays au centre d'un complexe écheveau d'intérêts concurrents et de menaces multiformes.
L'analyse des données économiques révèle une préoccupante fragilité structurelle. Les accords de pêche avec l'Union Européenne illustrent parfaitement cette problématique : contre 57,5 millions d'euros annuels, la Mauritanie concède l'accès de ses eaux à 98 navires européens. La répartition de ces compensations - 55 millions pour l'accès aux ressources contre seulement 2,5 millions pour le développement local - traduit un déséquilibre flagrant qui hypothèque le développement d'une industrie halieutique nationale autonome.
Le secteur minier accentue cette vulnérabilité économique. La production de 12,5 millions de tonnes de minerai de fer et 8,2 tonnes d'or en 2023, représentant 50% des exportations, expose dangereusement l'économie aux chocs externes. Cette concentration des exportations, loin d'être un atout, constitue un risque stratégique majeur pour l'indépendance économique du pays.
Le Piège de la Rente Gazière
Le projet GTA, avec ses 4,8 milliards de dollars d'investissement et ses 15 billions de pieds cubes de réserves, présente des caractéristiques inquiétantes d'une nouvelle forme de dépendance. La production prévue de 2,5 millions de tonnes de GNL par an nécessite une expertise technique et des investissements qui placent la Mauritanie dans une position de subordination vis-à-vis des majors internationales. Le partage de cette ressource avec le Sénégal ajoute une complexité géopolitique supplémentaire qui pourrait devenir source de tensions.
En effet,lLe projet gazier Grand Tortue Ahmeyim (GTA), présenté comme la clé de l’avenir économique mauritanien, illustre les limites d’un modèle basé sur l’extractivisme. Bien que les réserves de gaz soient estimées à 15 000 milliards de pieds cubes (équivalent à 10 ans de consommation européenne), les retombées pour la population restent incertaines. BP et Kosmos Energy, les multinationales en charge du projet, contrôlent l’essentiel des opérations, tandis que l’État mauritanien ne détient qu’une participation minoritaire (10 %). Selon l’ONG Natural Resource Governance Institute, les contrats signés avec ces entreprises pourraient priver le pays de revenus substantiels, comme cela s’est produit dans d’autres États africains riches en ressources.
Pire, l’exploitation du gaz risque d’aggraver les inégalités. Alors que 30 % des Mauritaniens vivent sous le seuil de pauvreté (Banque mondiale, 2023), les infrastructures locales (écoles, hôpitaux) sont délabrées, et l’accès à l’électricité ne dépasse pas 50 % en zone rurale. Le gouvernement mise sur des recettes futures hypothétiques, mais aucune stratégie claire n’existe pour convertir ces revenus en développement humain. L’histoire récente du pays, marquée par une mauvaise gestion des mines de fer (la SNIM, endettée à hauteur de 1,2 milliard de dollars en 2022), laisse peu d’illusions sur sa capacité à éviter la « malédiction des ressources ».
Le Dilemme Sécuritaire
La présence de 87.000 réfugiés maliens et 50.000 migrants ouest-africains illustre l'ampleur des défis sécuritaires. La participation au G5 Sahel et au Dialogue méditerranéen de l'OTAN, si elle apporte un cadre de coopération, crée également des obligations qui peuvent limiter l'autonomie stratégique du pays.
La Mauritanie est souvent louée pour sa « stabilité » dans un Sahel en crise. Pourtant, cette stabilité repose sur un équilibre précaire. Le régime du président Mohamed Ould Ghazouani, élu en 2019, perpétue un système politique dominé par une élite arabo-berbère (les « Bidhan »), qui exclut les populations noires (Haratines et Afro-Mauritaniens), soit 40 % des habitants. Les tensions ethniques, attisées par des décennies de discriminations (esclavage persistant, accès inégal à la terre), constituent une bombe à retardement sociale.
Par ailleurs, le pays pratique un autoritarisme soft, où les apparences démocratiques cachent une répression ciblée. En 2023, des manifestations contre la vie chère et la corruption ont été dispersées par la force, et des journalistes critiques (comme Ahmedou Ould Wediaa) ont été emprisonnés. Selon Reporters sans frontières, la Mauritanie occupe la 105e place sur 180 dans le classement mondial de la liberté de la presse. Cette façade démocratique est entretenue pour rassurer les investisseurs étrangers, mais elle ne résisterait pas à une crise socio-économique majeure.
Un Pawn Géopolitique dans un Jeu d’Échecs Global
La Mauritanie est devenue un terrain de compétition pour les puissances étrangères, qui y voient moins un partenaire qu’un outil au service de leurs intérêts.
- La France y maintient une base militaire à Nouakchott pour lutter contre le terrorisme, mais son influence décline face à la montée de la Russie (via le groupe Wagner) et de la Turquie, qui propose des drones et des formations militaires.
- La Chine, premier créancier du pays (plus de 2 milliards de dollars de dettes), contrôle des infrastructures clés comme le port de Nouadhibou, essentiel pour l’exportation de minerai de fer.
- L’Union européenne finance des programmes anti-migration (100 millions d’euros depuis 2015), transformant la Mauritanie en gendarme des frontières africaines, sans se soucier des causes structurelles de l’émigration.
Ces alliances contradictoires exposent la Mauritanie à des risques de dépendance et de représailles. En s’alignant simultanément sur des puissances rivales, le gouvernement joue un jeu dangereux, susceptible de provoquer des ruptures diplomatiques ou des pressions économiques.
La Lutte Anti-Terroriste
La modernisation des forces armées, bien que nécessaire, révèle une dépendance technologique et doctrinale préoccupante. Les accords de coopération militaire, s'ils renforcent les capacités opérationnelles, créent également des liens de dépendance qui peuvent affecter l'autonomie décisionnelle en situation de crise.
Bien que la Mauritanie soit citée en exemple pour sa lutte contre le terrorisme (aucune attaque majeure depuis 2011), cette réussite est relative. Le pays bénéficie surtout de sa géographie (désert peu peuplé) et d’un pacte sécuritaire informel avec certains groupes armés, selon des experts du Sahel. Par ailleurs, l’armée mauritanienne, sous-équipée et sous-payée, dépend largement de l’aide extérieure (États-Unis, France).
Pire, la militarisation du Sahel, encouragée par les partenaires occidentaux, détourne des ressources vitales. En 2023, le budget de la défense mauritanien (217 millions de dollars) a augmenté de 12 %, tandis que les dépenses sociales stagnent. Cette priorité sécuritaire nourrit un cercle vicieux : la pauvreté et l’exclusion, causes profondes de la radicalisation, ne sont pas traitées.
Face à ces défis structurels, plusieurs orientations s'imposent :
- Diversification Économique Stratégique :
- Développement prioritaire d'une industrie halieutique nationale
- Réduction progressive de la dépendance aux exportations minières
- Création de valeur ajoutée locale dans la chaîne gazière
- Renforcement de l'Autonomie Sécuritaire :
- Développement de capacités de surveillance maritime autonomes
- Renforcement des capacités de contrôle frontalier
- Création d'une expertise nationale en matière de sécurité régionale
- Équilibrage des Alliances :
- Diversification des partenariats militaires
- Développement de coopérations Sud-Sud
- Renforcement du rôle médiateur régional
La position géopolitique mauritanienne, si elle présente des vulnérabilités structurelles évidentes, offre également des opportunités de renforcement de l'autonomie stratégique. La clé réside dans la capacité du pays à transformer ses dépendances actuelles en leviers de développement autonome, tout en maintenant un équilibre subtil entre coopération internationale et préservation des intérêts nationaux.
Le succès de cette transformation dépendra de la capacité à :
- Rééquilibrer les partenariats économiques en faveur du développement national
- Renforcer les capacités autonomes de sécurité
- Développer une expertise stratégique nationale
- Maintenir une position diplomatique équilibrée dans un contexte régional complexe
La stabilité à long terme de la Mauritanie reposera donc sur sa capacité à gérer ces transformations profondes tout en préservant sa cohésion sociale. Le développement d'infrastructures régionales, la diversification économique et le renforcement des capacités institutionnelles doivent s'accompagner d'une attention particulière aux impacts sociaux et environnementaux. Dans un monde multipolaire de plus en plus complexe, la Mauritanie devra non seulement faire preuve d'agilité diplomatique mais aussi assurer une répartition équitable des bénéfices de son insertion dans les réseaux géopolitiques mondiaux.
Le succès de la stratégie géopolitique mauritanienne se mesurera in fine à sa capacité à améliorer concrètement les conditions de vie de sa population tout en préservant sa souveraineté et son autonomie stratégique.
Pr ELY Mustapha
