Lorsque John Maynard Keynes, débarqua en Mauritanie, la première impression qu’il eût et qu’il consigna dans ses mémoires, fut la richesse du pays en ressources naturelles...et la pauvreté des gens...en ressources élémentaires.
Ce fut pour lui un élément fondamental de réflexion et il passa de longs mois sous une tente (« khaima ») en méditation pour théoriser ce paradoxe. Il s’appliqua notamment à comprendre le rôle que les pouvoirs publics ont joué dans cette misère. Lui, fervent défenseur de l’interventionnisme économique de l’Etat, voici que cela contredisait sa philosophie de l’Etat bienfaiteur.
Je l’ai rencontré par hasard, enturbanné debout à la lisière d’un bidonville (« kebba ») en profonde méditation devant un groupe de groupe de jeunes gens désœuvrés à l’ombre d’une baraque branlante. J’abordais, alors, l’auteur de la « Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie » …
Question : Monsieur Keynes ? John Maynard Keynes je suppose ?
Keynes : Lui-même, Sir...
Q : Quel spectacle n’est-ce pas ?
Keynes : Oui, ça me rappelle les jeunes de Liverpool...
Q : Ce n’est pas le plein emploi ...
Keynes : tout-à-fait, nous ne sommes pas dans une situation de
chômage incompressible, ou de faible durée. Tout le monde ici chôme. Curieux
n’est-ce pas ?
Q : Et pourtant, monsieur Keynes l’Etat mauritanien est plus
qu’interventionniste.... Cela aurait dû vous faire plaisir.
Keynes : C’est justement ce qui me fait réfléchir…je dois revoir
mon multiplicateur !
Q : Vous pensez qu’il n’est pas applicable aux réalités économiques
mauritaniennes ?
Keynes : Vous savez, depuis le temps que l’Etat investit et que la
pauvreté est criante, cela mérite une révision de mon modèle.
Q : Qu’est-ce à dire ? Sommes-nous les laissés-pour comptes
« d'un cercle vertueux de la croissance économique » ?
Keynes : Je suis certain qu’il y a quelque chose de particulier à
votre économie. Voyons voir. En principe, l'activité économique repose sur le
niveau de la demande effective anticipée par les agents économiques...
Q : La demande effective est faible et l’anticipation par les
agents économiques de cette demande est quasi-nulle...Il faut donc relancer la
demande ?
Keynes : Effectivement. Car en relançant la demande, les
entreprises accroitront leur offre aussitôt absorbée par cette demande qui
générera une distribution de revenus par la relance de l’emploi et donc un
accroissement des investissements des entreprises et donc distribution de richesses.
Formation brute de capital fixe d’où croissance économique.
Q : Cela doit être, en principe, le processus de croissance attendu
de toute économie. Mais alors qu’est-ce qui passe en Mauritanie ? Il y a
des consommateurs, il y a une demande, il y a des entreprises et il y a l’Etat.
Pourquoi cela ne marche pas ?
Keynes : Je crois que chez vous la demande est faible et l’offre
l’est aussi…
Q : Et votre "multiplicateur" alors ?
Keynes : Effectivement, si la demande n’est pas forte, l’Etat peut
relancer l’économie à travers la dépense publique...
Q : Depuis qu’il existe, l’Etat mauritanien ne fait que
dépenser...Est-ce à dire que les tenants de l’école classique qui jugent
inefficaces les politiques de relance budgétaire ont quelque part raison ?
Keynes : Non ! Bien sûr que non ! Le problème est
ailleurs. En fait lorsque j’ai préconisé l’interventionnisme public et le
déficit budgétaire comme moyen de relancer l’économie, j’avais pensé ces
solutions dans le contexte d’une économie occidentale où l’investissement
public était repris dans le circuit économique et social de la Nation.
Q : C’est intéressant ça. Cela veut dire ?
Keynes : Pour être simple, voilà comment fonctionne mon multiplicateur : lorsque l’Etat fait une relance budgétaire donc en investissant, les revenus vont augmenter, donc la consommation va augmenter. Les entreprises, pour face à cette consommation, vont augmenter leur production d’un niveau équivalent à la part de revenu consacré à la consommation. D’où hausse de l’emploi et distribution de nouveaux revenus entrainant une nouvelle propension à consommer. D’un autre côté la part du revenu non consommée, à savoir l’épargne augmente dégageant ainsi d’importants capitaux permettant l’investissement. Après une certaine période, l’économie va s’autofinancer par l’épargne réalisée grâce à l’accroissement du revenu des agents économiques.
Q : Donc, si je comprends bien au bout d’un certain cycle (disons
cinq ans, par exemple) la relance budgétaire devient neutre tout en ayant
permis, sur la période, la croissance économique.
Keynes : Il faut préciser, et c’est important, que cela ne se
réalise que dans une économie dynamique et qui a des caractéristiques qui me
semblent absentes de votre économie.
Ainsi mon multiplicateur a été élaboré pour une économie qui avait ses propres
moyens de production. Ces moyens de production étaient mis en œuvre par des
capitaux nationaux et généraient une valeur ajoutée répartie sur cette
économie. Valeur ajoutée dont bénéficiaient ses agents économiques en revenus
supplémentaires répartis et en épargne. Ce n’est pas le cas en Mauritanie. Je
crois qu’il y a un effet que j’appellerai de « déperdition » dans mon
multiplicateur quand on l’applique à votre pays...
Q : C’est probablement notre politique monétaire qui ne s’articule
pas efficacement avec notre politique budgétaire...
Keynes : Il est important, en effet, que la politique monétaire
soit combinée avec la politique budgétaire de déficit des dépenses
publiques....
Q : Quelle analyse en faites-vous ?
Keynes : Je crois que, pour la Mauritanie, tout tourne autour de la
production nationale. Or celle-ci en termes de valeurs ajoutées est
quasi-inexistante. Or toute détermination de l’accroissement de la masse
monétaire passe nécessairement par une prise en compte de l’élasticité de cette
production nationale.
Ainsi, par exemple, toute volonté d’accroître le pouvoir d’achat est forcément
limitée par la faiblesse de l’appareil de production national mauritanien.
Ainsi Augmenter les salaires équivaudrait à accroître l’inflation et donc la
résorption de monnaie par une offre marchande correspondante, par la
consommation, est théoriquement réduite. Aussi l’Etat se trouvera sous
contrainte extérieure d’importation, d’endettement extérieur pour faire face à
une demande à laquelle la production nationale ne peut faire face. Les
conséquences en sont alors évidentes pour la politique monétaire qui se trouve
biaisée et dénaturée par des facteurs exogènes (contraintes extérieures).
Q : Cela signifie donc que l’on ne peut pas parler de politique
monétaire que si l’Etat développe une politique industrielle et commerciale....
Keynes : On ne peut relancer l’investissement si l’Etat achète tout
de l’Etranger y compris ses machines…Or c’est par l’investissement, y compris
par le déficit budgétaire, que l’on génère la croissance fondement du plein
emploi et de l’accroissement des recettes publiques qui cycliquement
rétabliront les équilibres budgétaires.
Q : Cela signifie-t-il qu’en Mauritanie nous ne sommes ni maître de
notre politique budgétaire et encore moins de notre politique monétaire qui
doit l’accompagner.
Keynes : Je crois que cela est principalement dû à la nature même
de l’économie et des finances publiques de votre pays. L’absence d’un tissu
industriel productif et la faiblesse du pouvoir d’achat font que le déficit
budgétaire ne peut être un moyen de relance de l’économie.
Q : Cela est-il définitif ?
Keynes : Ce qui handicape à mon avis fondamentalement la croissance
économique du pays et empêche les politiques de l’Etat (budgétaire et monétaire
notamment) de jouer leur rôle, c’est que le budget est confisqué par les
engagements financiers de l’Etat à long terme...
Q : Et à long terme on est tous morts !
Keynes : Non pas de précipitation. Ça je l’ai dit dans un autre
contexte...
Ce qu’il faut dire c’est que les pouvoirs publics mauritaniens ont adopté une
stratégie de développement qui hypothèque durablement toute amélioration de la
situation économique et sociale du pays. L’enlisement de l’Etat dans les projets
de grande envergure financés à coup d’endettements internationaux hypothèque
toute appréciation de l’efficacité des politiques budgétaires adoptées.
L’Etat
Mauritanien n’est ni maître de la quasi-totalité de ses ressources (provenant
de l’emprunt international) ni de ses investissements (monopolisés par des
projets d’envergure). Cela se répercute nécessairement sur le développement
social et économique du pays. Aucune orientation résolue vers une politique
industrielle, permettant de doter le pays de ses outils de production, aucune
stratégie d’infrastructure de base immédiate, permettant aux populations
d’améliorer leur niveau de vie et leur environnement économique, ne sont
réalisées en continu.
Si aujourd’hui, les populations mauritaniennes souffrent d’un manque de tout
(de l’eau à l’électricité en passant par les produits alimentaires) et si le
niveau de vie s’est considérablement dégradé suivi par la flambée des prix, le
chômage et la crise des ménages, c’est que l’Etat Mauritanien investit ailleurs
dans des projets dont la rentabilité ne se concevra que dans plusieurs
années... Et d’ici-là...
Q : On est tous morts !
Keynes : Pas encore. Mais je crois que l’investissement dans les
projets prioritaires à moyen et court terme auraient mieux aidé à aller vers le
développement...Ainsi le grand projet "d’Aftout Essahli" apportera
probablement de l’eau jusqu’à Nouakchott mais il n’améliorera nullement une
situation industrielle et infrastructurelle qui se serait, d’ici, là fortement
dégradée...
Q : Est-ce à dire que l’Etat aurait dû investir dans les ressources
humaines (formation, éducation, savoir-faire ), dans l’amélioration du niveau
de vie des populations (hôpitaux, infrastructures urbaines etc.), dans la
création d'institutions de développement (instituts de recherche,
laboratoires), dans la maîtrise des technologies, dans le développement d’un
tissu industriel et commercial compétitif, et dans le renforcement et
l’assainissement des systèmes financiers et bancaires, supports de l’économie,
avant d’entamer de tels projets d’envergure qui monopolisent ses ressources et
laissent les populations démunies et le pays sans ressources, ni
infrastructures de base?
Keynes : D’autant plus qu’il faut savoir que ces grands projets,
jusqu’à leur réalisation, vont réduire à néant toute velléité de l’Etat
d’adopter une politique budgétaire visant à relancer l’investissement et la
croissance.
En effet, outre qu’il accapare ses ressources, le financement de ces projets, provenant de l’emprunt étranger, va servir à financer des compagnies étrangères maître d’œuvre des projets qui fourniront les biens (machines, outils, etc.) et les services (ingénieurs, techniciens etc.) et tout cela de l’étranger ! Et retournera, en flux financiers (capital et intérêts), à l’étranger
Cela signifie que l’Etat ne réalisera pas grâce à ces investissements sur ces
grands projets, une distribution de revenus à l’échelle nationale (du fait de la
nécessaire main d’œuvre qui sera étrangère), ni ne participera à financer une
industrie nationale (qui fournirait les machines et les outils, qui seront
importés).
Donc pas d’accroissement de revenus, pas de création de valeur ajoutée par les entreprises nationales (inexistantes). L’Economie de votre Etat ne bénéficiera donc pas de l’investissement réalisé par l’Etat. Or je l’ai dit une politique budgétaire ne se conçoit que par une capacité de maîtrise des flux financiers budgétaires et une politique monétaire appuyée sur une politique industrielle... Il ne sert à rien de relancer l’investissement si on acquiert ses machines à l’étranger et de surcroit si on les acquiert par un endettement qui ne serait pas contrebalancé par une politique de croissance permettant son remboursement, la création des conditions comptables et financières de son amortissement et son remplacement à terme, conditions vitales de continuité de toute exploitation industrielle.
Q : Vous me semblez très pessimiste, monsieur Keynes...
Keynes : Et vous, ne l’êtes-vous pas ?
Q : Je crois que je vais me tourner vers les monétaristes…ils sont
moins keynésiens.
Keynes me regarda d’un œil réprobateur, remit son turban qui pendait à son cou,
prit un air de philosophe (qui siérait bien à Hayek) et dit :
« Keynésien ou pas, je crois que ce qui vous manque en Mauritanie, ce n’est pas la théorisation de ce qui arrive à votre économie, c’est l’intégrité des hommes qui la dirigent. »
Q : L’intégrité ? M’écriais-je. Oui, je crois aussi. Mais n’aurions-nous pas dû commencer par-là, monsieur Keynes ?
Il eût un hochement de tête, et s’en alla. Et pendant que sa silhouette
enturbannée disparaissait derrière les quelques baraques de cette banlieue
nauséabonde, je me disais que si John Maynard Keynes avait posé pied ici c’est
que nous en valions bien la peine. Allez savoir pourquoi. Et surtout pourquoi
ce n’est… qu’une vue de l’esprit.
Pr ELY Mustapha
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