vendredi 12 septembre 2025

Mauritanie : le piège malien. Par Pr ELY Mustapha

La crise malienne tend à externaliser vers ses voisins le coût sécuritaire, politique et humanitaire de l’escalade, exposant la Mauritanie à une aspiration dans le conflit si la neutralité active n’est pas maintenue avec rigueur. L’option gagnante est de refuser la cobelligérance, verrouiller les marges frontalières, soutenir l’effort humanitaire et piloter une diplomatie de désescalade tout en sécurisant les corridors Kayes–Nioro et Nouakchott–Bamako.

Le « piège » est véritablement naît de la fin de l’Accord d’Alger, de l’intensification des attaques jihadistes à l’ouest malien et du débordement humanitaire vers Mbera et les villages hôtes du Hodh Chargui, créant un gradient d’escalade qui pousse les voisins à s’impliquer au-delà de leur intérêt national.

 La polarisation via la Confédération de l’Alliance des États du Sahel (AES) accroît les pressions d’alignement dans un environnement institutionnel fragmenté, ce qui réduit la marge de manœuvre des États non membres comme la Mauritanie.

Avant d'exposer l'approche empirique pour faire face au piège malien qui se dessine,  deux approches doctrinales permettent de placer avec profit, le décor conceptuel de notre analyse.

L'approche d’« omnibalancing » explique que les petites puissances arbitrent simultanément menaces externes et pressions internes, la stabilité domestique guidant l’alignement plus que la seule menace extérieure, d’où l’intérêt d’une neutralité active qui minimise l’exposition interne.

L'approche dite  « hedging » permet d’éviter l’alignement binaire en combinant engagements ciblés, déni de domination et pragmatisme coopératif, ce qui convient aux environnements sahéliens fluides et polarisés. La dissuasion par déni, plus vigoureuse sous les seuils de guerre ouverte que la punition, oriente vers ISR (renseignement, surveillance, reconnaissance pour la décision et l’action) , anti‑drones, barrières intelligentes et escortes de convois côté mauritanien, plutôt que compellence transfrontalière risquée. En effet,  la compellence est une stratégie politico-militaire qui vise à forcer un adversaire à changer de comportement en utilisant la menace ou l'usage limité de la force pour obtenir une action spécifique de sa part. Contrairement à la dissuasion qui cherche à empêcher un adversaire d'agir, la compellence cherche à le faire agir pour modifier le statu quo. Cette stratégie, développée par Thomas Schelling, peut impliquer des punitions ou la négation des objectifs de l'adversaire, et est considérée comme plus difficile à mettre en œuvre que la dissuasion.

La « zone grise » implique des réponses modulaires, multi-domaines et étagées dans le temps pour neutraliser les faits accomplis sans sur‑réagir, ce que recommande la littérature stratégique récente. En effet, l’approche indirecte à la Liddell Hart privilégie la dislocation logistique et psychologique de l’adversaire par économie de force, ce qui, pour une petite puissance, se traduit par la protection des centres de gravité nationaux et la résilience des corridors plutôt que par des poursuites offensives.

La mécanique du piège malien: extériorisation frontalière de la violence.

La cessation unilatérale de l’Accord d’Alger par Bamako a fermé des canaux de dialogue politique avec les groupes du Nord, rigidifiant l’option militaire et réduisant les issues de désescalade. Ce basculement a accru les flux de risques aux frontières, en multipliant les déversements sécuritaires vers les pays voisins.

L’intensification des violences au Mali a gonflé les arrivées au camp de Mbera et dans les villages hôtes du Hodh, saturant progressivement services et ressources locales déjà contraintes. Ce débordement humanitaire devient un multiplicateur de vulnérabilités si la réponse demeure sous‑dimensionnée et non territorialisée.

En  juillet 2025, JNIM a orchestré des attaques coordonnées, assorties de menaces de blocus sur Kayes et Nioro, visant à perturber les flux logistiques régionaux. Cette pression cherche à exporter le coût de la guerre vers les voisins en les contraignant à s’impliquer sécuritairement au-delà de leur intérêt national.

La Confédération de l’Alliance des États du Sahel (AES) reconfigure les alignements et durcit la rhétorique d’adhésion sécuritaire, ce qui réduit la flexibilité stratégique des États non membres. Cette polarisation complique la coopération souple et les mécanismes informels de désescalade transfrontalière.

Le bras de fer avec Alger autour de l’Accord d’Alger illustre une projection de responsabilités vers l’extérieur, créant un climat d’accusations réciproques susceptible d’essaimer à d’autres voisinages. Cette dynamique érode la confiance régionale et rend plus coûteuses les initiatives de sécurité coopérative.

Les blocages ciblés et les kidnappings perturbent les chaînes d’approvisionnement, accroissent les primes de risque et poussent les États riverains à des réponses plus intrusives qui alimentent la spirale d’escalade. Les corridors et marchés frontaliers deviennent des centres de gravité contestés où chaque incident peut déclencher une surréaction.

Pourquoi résister …et ce qu'il ne faut pas faire.

Entrer en cobelligérance exposerait à des représailles asymétriques tout en diluant l’efficacité de la coopération frontalière calibrée recommandée pour Kayes-Nioro. Le rapport coût-effet d’une posture offensive hors territoire deviendrait défavorable pour une petite puissance, avec un contrôle de l’escalade incertain.

L’afflux actuel éprouve déjà le camp de Mbera et les communautés hôtes, et une militarisation accrue ferait exploser les besoins de protection, d’eau, de santé et d’abris. Le coût social et politique en interne s’en trouverait amplifié, nourrissant les griefs exploitables par des acteurs armés.

Un faux pas sécuritaire accélérerait des blocus localisés, perturberait l’axe Nouakchott-Bamako et transmettrait des chocs de prix et d’emploi à l’économie domestique. La résilience des chaînes logistiques dépend d’une sécurité de proximité et de la redondance plutôt que de ripostes extraterritoriales.

Préserver une neutralité active maintient la capacité de médiation et la flexibilité diplomatique dans un paysage institutionnel sahélien fragmenté. Cette marge permet d’ancrer des coalitions ad hoc de renseignement et d’humanitaire sans s’aligner idéologiquement.

Comment agir sans cobelligérance.

La sécurisation doit rester strictement territorialisée: patrouilles conjointes côté mauritanien, partage de renseignement, moyens ISR et anti‑drones à la frontière, sans franchissement de la ligne internationale. Cette approche renforce le déni d’accès et la réactivité.

La protection des corridors impose des escortes, des hubs logistiques côté mauritanien, des plans de contingence carburant et une redondance d’itinéraires et de stocks pour amortir toute tentative de blocus. L’objectif est de rendre inopérants les effets de levier économiques recherchés par les acteurs armés.

La résilience civile requiert un soutien hors-camp et le renforcement des services à Mbera et dans les villages hôtes afin d’absorber l’afflux sans tensions communautaires. Investir dans l’accès à l’eau, la santé et la protection diminue la surface de vulnérabilité exploitable.

La prévention de l’embrasement local passe par des médiations foncières et agro‑pastorales au niveau des marges, pour tarir les conflits instrumentalisés dans les recrutements armés. Stabiliser les arrangements de mobilité et de pâturage réduit les frictions récurrentes en saison critique.

La diplomatie de désescalade doit relancer le processus de Nouakchott pour l’échange de renseignements et la coordination sécuritaire, tout en gardant ouverts les canaux avec les  partenaires régionaux et multilatéraux. Cette plateforme offre un format puissant pour coopérer sans s’enfermer dans un alignement de bloc.

La maîtrise juridique des flux implique d’éviter les refoulements à risque et d’articuler toute mesure d’éloignement avec des garanties de protection pour ne pas nourrir de cycles de représailles. Le respect des normes renforce l’acceptabilité et coupe court aux attitudes de victimisation.

Le déroulé stratégique doit insister sur la neutralité active, la protection des civils et la sécurisation des flux, en refusant les binarités d’alignement qui alimentent la polarisation. Une communication factuelle et mesurée soutient la dissuasion par crédibilité et cohérence.

Lignes rouges à ne pas franchir , pour ne pas justifier l'injustifiable.

Aucune entrée en territoire malien hors cadre multilatéral strictement limité à la protection des civils, afin d’éviter la logique d’attrition recherchée par les acteurs du conflit. Cette retenue protège la liberté d’action et la légitimité de la posture défensive.

La priorité va à la dissuasion de déni: défense des axes, dépôts et points sensibles, appuyée par des moyens anti‑drones, des capteurs et une allocation ISR forte. Rendre l’agression coûteuse et incertaine suffit souvent à annuler l’avantage attendu par l’adversaire.

Zéro exaction et zéro refoulement à risque sur la bande frontalière, pour couper court aux propagandes et empêcher les cycles de représailles dans le triangle Kayes–Nioro–Hodh. L’exemplarité juridique et opérationnelle est un multiplicateur de sécurité en zone grise.

Scénarios et parades à envisager.

Si JNIM tente un blocus, activer immédiatement un mode « sécurisation de corridor » côté mauritanien avec convois escortés, hubs, relais portuaire et partage de renseignement tripartite, sans franchir la frontière. La robustesse logistique et l’alerte précoce réduisent l’attractivité du blocus comme instrument de coercition.

Si Bamako accentue la pression politique, réaffirmer la neutralité active, renvoyer aux cadres régionaux de coopération et conditionner toute initiative à la protection des civils et à la non‑extension du conflit. La cohérence procédurale protège de l’enfermement dans un face‑à‑face bilatéral escalatoire.

Si l’afflux s’accélère, déclencher un surge humanitaire hors‑camp et des programmes rapides de stabilisation communautaire dans le Hodh, afin de préserver l’acceptabilité sociale. Le surge etant  la capacité à mobiliser et à déployer rapidement des ressources financières, humaines et matérielles supplémentaires pour répondre aux besoins lorsque les capacités d'intervention existantes sont insuffisantes. Enfin, anticiper  des pics d’arrivées limite l’érosion des capacités et la diffusion des tensions.

 Ainsi la combinaison  omnibalancing‑hedging, appliquée à ce qui se présente comme un véritable piège,  justifie une neutralité engagée mais non alignée, calibrée pour réduire l’exposition intérieure tout en coopérant sur la sécurité de frontière et l’humanitaire. La dissuasion par déni et l’approche indirecte orientent l’investissement vers l’ISR, les moyens anti‑drones, le durcissement des cibles et la fiabilité logistique, plutôt que la compellence transfrontalière à haut risque.

La gestion de la zone grise privilégie des réponses graduées, multi‑domaines et réversibles qui neutralisent les faits accomplis sans escalade, consolidant la cohérence de la posture mauritanienne sur le théâtre sahélien….sans réveiller les démons d'une guerre que ceux qui l'ont chez-eux,  voudraient  y induire ceux qui n'y sont pas . Comme l'aurait dit un diplomate français bien averti :  " le terrorisme nous tend un piège. Il veut nous pousser à la faute, et la faute, c’est la guerre.”

Pr ELY Mustapha

 

vendredi 5 septembre 2025

Voilà pourquoi le Mali en veut à la Mauritanie . Par Pr ELY Mustapha


 " S’envoyer de petits cailloux peut se terminer par s’envoyer de grosses pierres. "


Proverbe Mandingue

 

Depuis 2022, les relations entre Bamako et Nouakchott se sont envenimées. Ce qui était autrefois une coopération régionale s’est transformée en méfiance et en gestes hostiles. Tout a commencé avec des incidents meurtriers près de la frontière. Des civils mauritaniens ont été tués lors d’opérations menées par l’armée malienne et ses alliés. Nouakchott a protesté, Bamako a promis des enquêtes, mais rien de concret n’a suivi. La blessure est restée ouverte et la confiance s’est brisée.

Les relations entre Bamako et Nouakchott se sont donc  dégradées à un rythme inquiétant. La récente fermeture de nombreux commerces tenus par des Mauritaniens au Mali est l’illustration la plus visible de cette rupture. Elle traduit une rancune malienne que les responsables mauritaniens n’ont pas su anticiper ni désamorcer.


Le Mali reproche à la Mauritanie une attitude jugée ambivalente face à la crise sécuritaire sahélienne. Alors que Bamako a pris des distances avec ses partenaires traditionnels, notamment la France et la CEDEAO, Nouakchott a maintenu une ligne prudente, évitant toute confrontation mais sans offrir non plus de soutien clair au régime de transition malien. Cette posture, perçue au Mali comme de l’hypocrisie, nourrit l’idée que la Mauritanie profite de la fragilité malienne sans assumer de solidarité politique.

À cela s’ajoutent les tensions frontalières. Les communautés maliennes accusent régulièrement l’armée mauritanienne de bavures contre des civils près de la frontière. Ces accusations, même non prouvées, alimentent un ressentiment populaire que les autorités maliennes exploitent pour justifier une fermeté à l’égard des intérêts mauritaniens sur leur sol. Dans ce climat, les commerçants mauritaniens, longtemps intégrés dans les marchés maliens, deviennent des boucs émissaires faciles.

La tension s’est renforcée avec la question migratoire. La Mauritanie, soutenue par ses partenaires européens, a procédé à des expulsions de ressortissants maliens. À Bamako, ces mesures ont été vécues comme une humiliation. Le discours souverainiste malien a trouvé là un terreau fertile a conduit le régime malien à  ce qu'il fasse des  gestes symboliques pour montrer sa  fermeté, allant donc jusqu’à fermer de nombreux commerces tenus par des Mauritaniens. Cette décision, sans justification claire, a plongé la diaspora mauritanienne dans l’inquiétude et dans la perte de revenus.


La faillite d'une diplomatie

La diplomatie mauritanienne n’a pas su anticiper ni désamorcer la crise. Elle a maintenu une position de neutralité, sans stratégie de gestion des incidents ni mécanisme conjoint avec Bamako. Les commerçants, longtemps moteurs de l’économie locale, se retrouvent exposés. Faute d’une protection consulaire forte et d’une communication active, Nouakchott a laissé le récit se construire du côté malien. La Mauritanie apparaît comme égoïste, alignée sur ses partenaires extérieurs, et incapable de défendre ses citoyens.

La diplomatie mauritanienne, réputée pour son pragmatisme, montre ici ses limites. Elle s’est enfermée dans une neutralité de façade, sans développer une stratégie claire vis-à-vis de Bamako. Résultat, la Mauritanie perd à la fois la confiance des autorités maliennes et la protection de sa communauté installée dans ce pays voisin. Faute d’initiatives diplomatiques fortes, elle subit la colère malienne au lieu de l’infléchir.

Le problème n’est pas seulement bilatéral. Il touche à l’équilibre du Sahel. Le Mali, replié sur lui-même, attend des voisins une loyauté sans faille. La Mauritanie, soucieuse de préserver ses liens avec l’Occident et d’afficher sa stabilité, se retrouve dans une position inconfortable. En ne tranchant pas, elle provoque la méfiance de Bamako et affaiblit sa capacité d’influence régionale.

La faillite de la diplomatie mauritanienne est donc double. Elle n’a pas su protéger ses ressortissants, et elle n’a pas su préserver la relation stratégique avec un voisin clé. Dans une région où chaque geste compte, l’absence de choix devient un choix coûteux.

Si la Mauritanie continue dans l’attentisme, elle risque de perdre plus qu’une relation bilatérale. C’est sa crédibilité régionale qui s’effrite et sa diaspora qui se fragilise. Le Mali a choisi la confrontation pour affirmer sa souveraineté. Face à cela, l’inaction n’est plus une option pour Nouakchott.

Pour sortir de l’impasse, Nouakchott doit changer d’approche.

Trois leviers s’imposent.

 Le premier est sécuritaire, en mettant en place  une commission d’enquête conjointe sur les incidents frontaliers et un couloir pastoral protégé pour les éleveurs et transporteurs.

 Le second est économique et consulaire, avec un moratoire négocié sur les fermetures, une cellule de crise à l’ambassade, et un fonds de garantie pour soutenir la diaspora.

Le troisième concerne les migrations, avec un protocole bilatéral qui encadre les expulsions et offre des recours clairs. Ces mesures doivent être accompagnées d’une diplomatie publique plus offensive, en communiquant des résultats et en rétablissant un climat de respect mutuel.

…Et le temps joue contre tous.

Pr ELY Mustapha

mardi 2 septembre 2025

BAD : Ce que Sidi Ould Tah n’a pas dit… par Pr ELY Mustapha

 

Dans son discours inaugural à la présidence de la Banque africaine de développement, Sidi Ould Tah a présenté une vision fondée sur la paix, les partenariats et l’inclusion des jeunes et des femmes. Il a insisté sur la nécessité de réformes institutionnelles et de synergies entre bailleurs publics et capitaux privés. L’ambition est claire. Des zones d’ombre demeurent. Les omissions portent sur la soutenabilité de la dette, la politique industrielle, la transition climatique, le numérique, la gouvernance, l’intégration régionale et la redevabilité. Leur absence réduit l’impact attendu.

La BAD dispose déjà de cadres stratégiques structurants. Les High 5 ont permis de concentrer les interventions sur cinq priorités majeures : énergie, agriculture, industrialisation, intégration et qualité de vie. Les résultats sont tangibles avec des millions de bénéficiaires dans l’électricité, l’agriculture, les transports, l’eau et l’assainissement. La stratégie climat et croissance verte engage la Banque à consacrer une part significative de son portefeuille à l’adaptation et à l’atténuation, et la stratégie pour les États fragiles cible spécifiquement les pays les plus vulnérables. L’initiative AFAWA, quant à elle, vise à combler le déficit de financement des entreprises dirigées par des femmes, avec déjà plusieurs milliards mobilisés.

Ces stratégies forment un socle robuste. Mais elles restent fragiles face aux nouvelles réalités : hausse des dettes publiques, pressions démographiques, instabilité géopolitique et besoins massifs en infrastructures. Le discours de Sidi Ould Tah aurait gagné en profondeur s’il avait réaffirmé leur importance et annoncé leur adaptation aux enjeux actuels.

La BAD a récemment renforcé son capital appelable afin de préserver sa capacité de prêt et son statut de banque de développement notée AAA. Elle a également innové en émettant une obligation hybride durable, première du genre dans le système multilatéral, qui a rencontré un large succès sur les marchés financiers. Ces évolutions confortent son rôle d’acteur majeur du financement du développement.

Cependant, plusieurs difficultés persistent. La dépendance du guichet concessionnel FAD à la générosité des bailleurs fragilise la stabilité des financements, surtout dans un contexte de contraintes budgétaires accrues dans les pays donateurs. La diversification envisagée, notamment un accès régulier aux marchés obligataires, reste encore à concrétiser. Les besoins de financement de l’Afrique, estimés à plusieurs centaines de milliards de dollars par an, dépassent largement la capacité actuelle de la Banque, ce qui impose une mobilisation accrue de capitaux privés. Or, les résultats obtenus en matière de levée de financements privés demeurent en deçà des attentes internationales.

Sur le plan opérationnel, la BAD a amélioré ses volumes de décaissements, atteignant des montants records ces deux dernières années. Mais les délais entre l’approbation des projets et le premier décaissement restent longs, et de nombreux projets connaissent des retards d’exécution. Dans plusieurs pays, l’endettement élevé et la faible capacité d’absorption des administrations publiques limitent encore l’efficacité des financements. Enfin, de nouveaux risques apparaissent, liés notamment aux pertes de capital naturel et aux impacts climatiques, qui pourraient fragiliser les systèmes financiers africains et exiger des réponses plus rapides et plus innovantes.

Le discours a reconnu le poids de la dette mais n’a proposé aucun mécanisme concret pour l’alléger. Or, de nombreux pays africains consacrent une part importante de leurs recettes fiscales au service de la dette, ce qui limite leurs marges budgétaires pour l’investissement productif. La BAD pourrait se positionner comme un acteur central dans la gestion et la restructuration de la dette, en accompagnant les pays dans les négociations et en soutenant l’émergence d’instruments comme les échanges dette-climat.

Le discours a évoqué le potentiel industriel sans détailler d’approche opérationnelle. Pourtant, la BAD a déjà démontré sa capacité à catalyser l’investissement privé dans des projets industriels régionaux. Pour aller plus loin, elle devrait se concentrer sur la création de chaînes de valeur régionales dans les secteurs clés comme l’agro-industrie, les minerais stratégiques et la pharmacie. Cela permettrait de réduire la dépendance aux matières premières brutes et d’accroître la productivité.

Bien que la BAD finance déjà de nombreux projets liés au climat, le discours n’a pas annoncé de cibles concrètes. L’Afrique a besoin d’investissements massifs pour s’adapter aux impacts climatiques et réussir sa transition énergétique. La Banque aurait dû s’engager sur des objectifs mesurables en matière de production d’énergie renouvelable, d’électrification hors réseau et de solutions de cuisson propre, tout en clarifiant sa position sur le financement du gaz naturel.

La transformation numérique a , d'autre part,  été mentionnée uniquement à travers l’emploi des jeunes. Pourtant, le potentiel de croissance est considérable. La BAD devrait jouer un rôle moteur dans la construction d’infrastructures numériques, l’interopérabilité des systèmes de paiement, le soutien aux fintechs locales et l’intégration des solutions digitales dans les secteurs productifs et sociaux.


Le discours a évité la question de la gouvernance et de la lutte contre la corruption. Pourtant, sans progrès dans ce domaine, les ressources de la Banque risquent de perdre en efficacité. La BAD devrait imposer des standards plus stricts de transparence et de reddition de comptes, avec des mécanismes de suivi public des projets financés et des indicateurs clairs de performance.

L’accent mis sur la paix n’a pas été accompagné d’une réflexion sur les institutions régionales de sécurité ni sur la question des migrations. La BAD devrait renforcer sa coopération avec l’Union africaine et les communautés économiques régionales afin de financer des projets transfrontaliers qui associent infrastructures économiques et stabilisation sociale. Les corridors régionaux intégrés sont des instruments essentiels de transformation.

Le discours a manqué d’objectifs chiffrés et d’indicateurs. Pour crédibiliser son action, la Banque devrait publier régulièrement un tableau de bord des résultats avec des cibles précises : nombre d’emplois créés, volume d’entreprises financées, gigawatts de capacités énergétiques ajoutées, kilomètres de routes construits. Une telle transparence renforcerait la confiance des bailleurs et des citoyens africains.

Le discours de Sidi Ould Tah a posé des principes forts, centrés sur la paix, l’inclusion et les partenariats. Mais il a laissé de côté des enjeux cruciaux : la dette, l’industrialisation, le climat, le numérique, la gouvernance et l’intégration régionale. Il n’a pas non plus rappelé explicitement les stratégies existantes de la BAD, ni exposé les difficultés actuelles auxquelles l’institution fait face.

 

Le sens politique des silences dans le discours de Sidi Ould Tah

 

Les raisons de ces silences discursifs de Ould Tah dépassent cependant la seule sphère économique ou financière. Ils trouveraient leurs fondement dans  une stratégie politique adaptée à un contexte africain marqué par la fragilité et les tensions.

En effet, la Banque africaine de développement n’est pas seulement une institution financière. Elle est aussi un espace politique où cohabitent 54 États africains, avec des bailleurs non-régionaux aux intérêts divergents. Dans ce cadre, chaque mot du président peut être interprété comme un signal. Reconnaître les faiblesses des pays membres, insister sur la dette ou évoquer la corruption aurait risqué de créer des tensions immédiates. Ould Tah a donc choisi la retenue, afin de préserver l’image d’unité autour de sa présidence.

Le contexte mondial actuel est marqué par une instabilité économique, des rivalités géopolitiques et un financement climatique insuffisant. Dans un tel environnement, promettre des objectifs chiffrés ou des engagements fermes aurait été perçu comme imprudent. Les bailleurs attendent de la BAD une gestion rigoureuse et crédible, mais pas des promesses difficiles à tenir. Ould Tah a donc préféré garder son discours ouvert, en évitant de se lier les mains par des annonces précises.

En choisissant de rester vague sur certains points, Ould Tah a voulu se présenter comme un président rassembleur et neutre. Son rôle était de poser un socle de confiance, non de trancher sur des questions qui divisent les États ou les partenaires internationaux. Cette neutralité, en apparence frustrante, est une forme de diplomatie institutionnelle visant à protéger la cohésion interne de la Banque.

Dans cette retenue, on retrouve une sagesse ancrée dans la culture mauritanienne : « Beaucoup de paroles ne fondent pas les tentes ». L’idée est simple : ce ne sont pas les promesses ni les grands discours qui construisent la solidité d’une communauté, mais les actes, la patience et la cohésion. En ne multipliant pas les annonces, Ould Tah a, volontairement ou non, donné une orientation à la nouvelle gouvernance de la BAD : privilégier le consensus et l’action progressive plutôt que des promesses spectaculaires.

 

Les silences du discours de Sidi Ould Tah ne doivent donc pas être lus uniquement comme des manques ou des faiblesses. Ils traduisent un choix stratégique : préserver l’unité dans un environnement africain fragmenté et éviter de s’engager sur des terrains où l’avenir est incertain. En ce sens, il a inauguré sa présidence avec un message culturellement cohérent et politiquement prudent : les grandes paroles séduisent, mais ce sont les actes et la solidité collective qui bâtissent l’avenir.

Pr ELY Mustapha

mardi 19 août 2025

Politque partisane en Mauritanie : le Machiavélisme au thé vert. Par Pr ELY Mustapha

 Le « machiavélisme mauritanien au thé vert » pourrait se définir comme un machiavélisme politique contextualisé, un  art de gouverner où l’illusion de pluralisme et la division organisée des forces sociales se pratiquent avec la même minutie que la préparation du thé.

Premier verre: amer.
Le pouvoir impose des règles contraignantes, reconnaît des partis faibles, bloque les forces populaires. Comme le premier thé, la politique est amère pour le peuple. Le gaz lacrymogène et les filtres administratifs en sont les ingrédients.

Deuxième verre : doux .
Pour ne pas paraître autoritaire, le régime introduit des signes d’ouverture : plateformes électroniques, dialogues annoncés, reconnaissance de scissions. Le goût s’adoucit, l’illusion de réforme apaise momentanément. Mais tout reste sous contrôle.

Troisième verre : dilué.
À force de divisions et de cooptations, le champ politique devient saturé de micro-formations. Lourd à digérer, il  le dilue, empêche la construction d’une opposition cohérente. Le peuple, lassé, s’habitue à boire ce thé sans fin, tandis que le Prince se maintient.

Le  Machiavélisme au thé vert  montre que le pouvoir en Mauritanie ne se contente pas d’appliquer Machiavel. Il l’adapte à sa culture politique : filtrer comme le thé, adoucir pour apaiser, diluer pour neutraliser. L’objectif reste constant : garder la main sur la théière et décider qui aura droit au verre.

La recomposition du champ partisan mauritanien est  l'illustration  la plus récente de ce  machiavélisme au thé vert. 

Le ministère de l’Intérieur a récemment délivré une série de récépissés de reconnaissance à de nouveaux partis politiques. Derrière cette décision administrative, se cache une stratégie politique calculée. Le choix de reconnaître certains partis, tout en écartant ceux qui disposent d’une assise populaire ancienne, traduit une logique de contrôle et de fragmentation qui répond à des objectifs précis du régime.

La reconnaissance du parti Nemaa, dirigé par Zeinab Mint Taghi, ancienne figure de Tawassoul, et celle du parti de Jamil Mansour, autre ex-leader islamiste, illustrent une volonté d’affaiblir l’ancien bloc islamiste. Le pouvoir cherche à diviser un courant qui avait acquis une légitimité sociale et électorale solide. Reconnaître les dissidences, c’est diluer la force d’un acteur historique. Dans le même esprit, l’intégration de figures issues de l’opposition, comme Abderrahmane Ould Mini, montre la logique de cooptation : transformer d’anciens contestataires en partenaires institutionnels sous contrôle.

Le refus de reconnaissance à l’opposition radicale et aux partis à forte implantation sociale n’est pas accidentel. Ces formations constituent une menace réelle par leur capacité de mobilisation. Leur légitimité repose sur des réseaux populaires indépendants de l’État. Les nouvelles règles, comme l’obligation de recueillir 5 000 signatures réparties sur huit wilayas, deviennent un instrument de filtrage sélectif. Elles neutralisent les formations capables de mobiliser localement mais qui peinent à satisfaire des critères administratifs exigeants et coûteux.

Fondements théoriques de cette stratégie

Cette logique correspond à plusieurs théories politiques connues. Machiavel avait déjà souligné la nécessité, pour un prince, de diviser les forces susceptibles de le renverser. En multipliant les partis satellites et en retardant la reconnaissance des forces populaires, les autorités appliquent une version moderne de cette maxime.

 Levitsky et Way parlent, dans leur concept d’« autoritarisme compétitif », de régimes qui organisent des élections pluralistes, mais en biaisant les règles et en contrôlant les institutions. Gandhi, dans sa théorie sur les institutions autoritaires, montre que ces régimes cooptent des élites politiques en leur offrant des sièges et des structures, afin de canaliser et surveiller l’opposition.

Svolik insiste, quant à lui, sur la gestion du double danger des régimes autoritaires : la menace des élites et celle des masses. Le pouvoir mauritanien agit dans cette logique en divisant les élites et en filtrant les masses.

Enfin, la théorie du sélectorat de Bueno de Mesquita explique que le régime entretient une coalition gagnante limitée, à laquelle il distribue des avantages, et qu’il sanctionne toute tentative de création d’alternatives.

Le corporatisme d’État de Schmitter fournit un autre cadre d’analyse pertinent : l’État contrôle les canaux de représentation, octroie la reconnaissance à certains acteurs et l’interdit à d’autres. L’ouverture d’une plateforme électronique pour la soumission des dossiers donne une apparence de transparence, mais l’usage sélectif des règles montre que cette procédure est avant tout un instrument de tri politique.

L’exemple russe de 2012 est éclairant. Le Kremlin a modifié la loi sur les partis pour enregistrer des dizaines de micro-formations, éclatant ainsi l’opposition et multipliant de faux concurrents. 

Au Maroc, la création et la montée en puissance du PAM ont servi de contrepoids institutionnel au PJD islamiste. En Jordanie, des lois imposant des seuils d’adhérents et une répartition territoriale similaire ont servi à limiter les oppositions.

 En Algérie, le pouvoir a reconnu une multitude de petits partis tout en bloquant d’autres, diluant ainsi les forces contestataires.

 En Égypte après 2013, un pluralisme de façade a permis de renforcer le parti pro-régime, tout en neutralisant les islamistes du paysage institutionnel. 

Ces exemples confirment que la stratégie mauritanienne s’inscrit dans une pratique internationale répandue : organiser un pluralisme contrôlé, où l’opposition existe mais dans des formes fragmentées, divisées et neutralisées (le cas d'u vote du réglement intérieur de l'Assemblée nationale en est un récent machiavélique  exemple - scission, trahison et opportunisme.).

Objectifs inavoués du pouvoir

Le régime cherche donc plusieurs résultats. Poursuivant des objectifs inavoués. Maintenir une image d’ouverture en montrant qu’il autorise de nouveaux partis, mais s’assurer que ces partis sont faibles ou dépendants. Éviter la consolidation d’une opposition structurée et enracinée. Utiliser la reconnaissance comme levier de pression et de négociation avec les forces populaires, tout en fragmentant leurs bases. Préserver ainsi un champ politique éclaté, où les adversaires du pouvoir sont trop divisés pour représenter une menace sérieuse.

 

Ainsi sans en douter donc, la stratégie des autorités mauritaniennes est rationnelle à la lumière des théories politiques sur les régimes autoritaires. Elle combine la division, la cooptation et le filtrage institutionnel. Les exemples internationaux que nous avons cités confirment la logique universelle de ce type de gestion de l’opposition.

 Derrière la façade d’un pluralisme en expansion, c’est en réalité un pluralisme sous contrôle qui se construit. La Mauritanie s’inscrit ainsi dans une dynamique où le pouvoir n’ouvre pas l’espace politique pour renforcer la démocratie, mais pour mieux en fixer les limites…autour d'un thé vert.

 

Pr ELY Mustapha

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Poésie de la douleur.